Profiter de la vue avec Ugo Rondinone
A propos des expositions d’Ugo Rondinone à Venise, à Francfort-sur-le-Main et à Mexico.
« Pouvons-nous abandonner les mots et simplement regarder ? » Ugo Rondinone pose la question dans le dernier numéro de la revue d’art contemporain Art Press. L’artiste contemporain suisse vivant à New York et à Zurich, virtuose des formes et des techniques, dont l’œuvre se caractérise notamment par sa diversité et par la variété des matériaux qu’il emploie, invite à ne pas buter sur une compréhension intellectuelle de l’art. « Le corps sait des choses bien avant le cerveau. L’art concerne principalement le développement de la conscience. L’objet n’est qu’un catalyseur », estime-t-il dans la passionnante interview réalisée par Richard Leydier à l’occasion de l’intense actualité qui est actuellement celle de l’artiste né en 1963 à Brunnen. De mots avons-nous donc toutefois besoin ici pour en parler…
Ugo Rondinone expose en effet depuis le 20 avril et jusqu’au 17 septembre à la Scuola Grande San Giovanni Evangelista, une église du treizième siècle à Venise, mais sera également à Francfort-sur-le-Main, à la Schirn Kunsthalle et au Städel Kunstinstitut, du 25 juin au 18 septembre, tout en ayant investi depuis le 5 juin et jusqu’au 30 octobre le Museo Tamayo à Mexico. Ce qui ne l’empêche pas d’être parallèlement le commissaire invité de l’exposition 2022 « Sculpture Milwaukee », sur les bords du lac Michigan dans le Wisconsin, intitulée cette année « La nature ne nous connaît pas », et réunissant en plein air treize œuvres d’art de treize artistes, combinant une clarté sceptique et un désir non dénué d’humour de situer l’intersection de la présence spirituelle et physique dans la vie quotidienne. « L’exposition célèbre les éléments disparates de la Terre, tout en explorant le lien humain avec la nature », précise Ugo Rondinone.
Car de nature il est finalement toujours question dans l’œuvre de cet artiste, chantre de l’adaptation perpétuelle à un monde en mouvement. Lui qui n’hésitait pas en 2013 à garder la pierre à l’état brut dans « Human Nature » en plein Rockefeller Center, tout en la peignant de couleurs vives dans « The Seven Magic Mountains » en plein désert du Névada en 2017, ne cache pas que ce qui l’intéresse, c’est de (se) jouer du contraste entre milieux naturelles et artificiels. « C’était comme installer du land art dans la ville et de pop dans la nature », rappelle celui qui se considère finalement un peu comme un chroniqueur enregistrant l’univers vivant. Observant aussi bien un bruit dans l’herbe qu’un silence, un coucher de soleil ou une vague déferlante.
« Mon œuvre s’ancre dans l’observation de la nature et sa relation avec la condition humaine », confirme Ugo Rondinone lorsque Richard Leydier lui rappelle le titre de son exposition de 2017 au Carré d’art, musée d’art contemporain de Nîmes : « Becoming Soil ». Soit en français « Devenir Sol ». « Les peintures et les sculptures, en « devenant sol terrestre » célèbrent la vie ; ses saisons et ses rythmes, ses plantes et ses pierres, avec lesquels nous partageons la planète », commente l’artiste. « J’essaye de développer un vocabulaire universel, compréhensible par tous », explique-t-il à l’évocation par le journaliste de ses fenêtres, portes, masques… de tout son travail lié à la préhistoire, et des figures que sont le clown, l’arbre, le soleil ou la lune, récurrentes dans ses œuvres d’art contemporain allant de la peinture à la sculpture en passant par l’installation ou la vidéo, la photographie, le dessin, le son ou le texte. « J’aime que mon art soit aussi simple et vide que possible. »
Devenu l’un des chefs de file de l’art contemporain international grâce à son talent pour établir un dialogue entre la mélancolie, l’introspection et l’investissement poétique, Ugo Rondinone s’est souvent mis en scène lui-même, maquillé en figure de magazine de mode ou déguisé en clown triste. « J’ai grandi dans un petit village suisse entouré de montagnes, où l’on attendait l’arrivée du cirque toute l’année car les distractions étaient rares », se souvient-il pour expliquer qu’au début des années 1980, c’est cette figure du clown de son enfance qui s’est imposée à lui « comme allégorie pour moi-même : un artiste gay, un paria, dont les gens avaient peur ». Un clown qui, sous le pinceau d’Ugo Rondinone dans ses journaux intimes fictifs de Zurich, n’avait plus pour mission d’animer, de faire rire, mais de s’asseoir dans un coin et d’observer. Il faudra attendre 1997 et la rencontre lumineuse à New York de son compagnon, le poète John Giorno (1936-2019), pour que l’artiste mette fin à cette « sombre figure fictive du gay nihiliste et destructeur Ugo », née après le choc de la disparition brutale de Manfred Welser, l’homme que l’étudiant d’alors à l’académie des beaux-arts de Vienne aimait, mort du sida en 1988. Jusqu’à la mort de John, les deux artistes seront « la muse l’un de l’autre ».
Le réconfort, la régénération et l’inspiration qu’Ugo Rondinone avait également trouvé en 1988 en se tournant vers la nature, eux, ne le quitteront plus jamais. Tout en s’inspirant des dessins de Goethe en Italie aussi bien que des artistes ayant défini le modernisme, depuis Vassily Kandinsky jusqu’à Wojciech, « j’ai commencé deux groupes de peintures simultanément, dont les forces contradictoires ont guidé mon travail jusqu’à ce jour. Mes grands paysages à l’encre regardent vers le passé, tandis que les cibles lorgnent vers le futur. » Un coup d’œil sur son site internet montre d’ailleurs clairement que ses œuvres sont organisées selon les occurrences Nuit et Jour.
Au musée Tamayo de Mexico, Ugo Rondinone montre actuellement trois œuvres exploitant la richesse chromatique de l’ensemble de son travail : « Long Last Happy », son dernier poème arc-en-ciel de 2020, « Love Invents Us », une œuvre de 1998, et « Vocabulary of Solitude », une sculpture en quarante-cinq parties, datant de 2016.
Long Last Happy |
Love Invents Us |
Vocabulary of Solitude |
A Francfort-sur-le-Main, en Allemagne, l’exposition s’intitule « Lifetime » et confronte des travaux réalisés pendant trente ans, comme une histoire racontée en six chapitres, pour aller du fond de la nuit à la lumière d’une journée ensoleillée. « Je peux prendre en compte le chagrin et le deuil, mais je me vois avant tout comme un artiste de la lumière. Je veux guider le public vers la lumière, vers le soleil pur, brillant, tout le temps, sur nous tous. La couleur est la lumière du monde (…) Je veux ouvrir les fenêtres et les portes. Pourquoi pas ? Profiter de la vue ! »