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L’humour et l’amour de l’art
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Août 2022 | Temps de lecture : 26 Min | 0 Commentaire(s)

A propos du dossier du mois consacré aux œuvres d’art les plus drôles.

C’est rigolo. Dans son édito pour le numéro de juin de Beaux-Arts Magazine, Fabrice Bousteau revendique pour l’art le droit d’être drôle. Le droit de ne pas être taxé de vulgaire, d’idiot ou de ridicule quand il fait rire. Mais il y explique aussi qu’il n’a pas pu mettre à la une du magazine la photo d’une œuvre comme l’ « Orgue à pets » de Gilles Barbier, jugée pourtant extraordinaire, ou de « Big Kiss » d’Erwin Wurm, dont il estime hilarantes les deux saucisses qui la constituent. Pourquoi ? Parce que ce genre de couverture aurait sans doute empêché l’achat du numéro en kiosque.

ORgue à pets - Gilles Barbier

« Orgue à pets » de Gilles Barbier

Big Kiss - Erwin Wurm

« Big Kiss » d’Erwin Wurm

Donc on fait comment pour défendre l’humour de l’art auprès de ceux qui ont l’amour de l’art ? On ruse en publiant quand même un dossier passionnant et bien documenté, mais on l’annonce en gros titre avec le « trop mignon » ours en peluche rouge de l’artiste italienne Paola Pivi qui fait d’abord sourire instinctivement et béatement. Et surtout on ne prend pas le risque de perdre de l’argent.

En légende de la photo qui s’étale en double page d’ouverture du dossier consacré aux « œuvres les plus drôles de l’histoire », une belle paire de fesses très expressive, la journaliste Daphné Bétard précise bien qu’elles ne sont « pas toujours classes mais toujours efficaces, les images à l’esthétique pop, acidulée et décalée de TOILETPAPER, le magazine fondé il y a douze ans par Maurizio Cattelan et le photographe Pierpaolo Ferrari », et qu’elles « tapent en plein dans le mille, réveillant nos pulsions les plus secrètes ». Parce que quand même, il ne faudrait pas trop rigoler : l’art a tout de même forcément quelque chose de sérieux à dire…

Si l’humour et l’art ont en réalité toujours fait bon ménage, depuis les peintures orgiaques du Moyen Âge jusqu’aux détournements d’aujourd’hui sur Instagram, dont la journaliste Florelle Guillaume se demande en fin de dossier si ça ne serait pas devenu la forme humoristique du XXIe siècle, le couple parfois un peu potache n’en demeure pas moins subversif… et jouissif. Souvent très poétique aussi, comme en témoigne « L’Introuvable » de Marcel Mariën (1920-1993), cette lunette pour cyclope à petite tête délicieusement inutile, imaginée par le surréaliste belge. Mais l’union libre de l’art et du comique naît peut-être encore plus souvent du désir de provocation, s’appliquant très tôt dans l’histoire de l’art à donner un coup de pied dans la fourmilière de la morale et de la religion. Et Daphné Bétard de citer le bel ouvrage signé Francesca Alberti et paru en 2015 aux éditions Actes Sud, « Peinture facétieuse », pour illustrer son propos par quelques exemples bien choisis. Comme le gonflement du tissu noué autour des hanches du saint Sébastien devant la madone dans le tableau dévotionnel peint par Le Corrège, une peinture à l’huile sur bois datant d’environ 1524, ou encore la mise en scène d’un véritable vaudeville par Le Tintoret dans « Vénus, Vulcain et Mars », une peinture à l’huile exécutée vers 1550-1555. Sans compter les innombrables détails croustillants qui sont toujours à dénicher dans les tableaux de Bosch et de Bruegel !

Peintures, dessins, sculptures, installations, vidéos… l’humour fait son miel de toutes les œuvres d’art. « Le sérieux abrutit, la gaieté régénère », affirmait en 1883 Jules Lévy, le fondateur des Incohérents, ce groupe de joyeux farceurs désireux de secouer la scène artistique parisienne. Le but est alors de faire rire par tous les moyens, et de nombreux artistes de cette fin du XIXe siècle, à l’instar d’un Alphonse Allais, d’un Eugène Bataille ou d’un Toulouse-Lautrec, s’en amusent allègrement et rivalisent de calembours sous des pseudos du genre « Zipette », « Sapeck » ou « Troulala ». Un mouvement aussi foutraque qu’il ne fut éphémère, ouvrant toutefois la voie à un XXe siècle d’avant-gardes truffées de délires poético-contestataires et nihilistes, de détournements désopilants, de contre-culture tragi-comique… Jusqu’à ce que Fluxus prenne le relais dans les années 1960, et que ce « non-mouvement » devenu chantre de l’anti-art sévisse pendant trente ans.

Aujourd’hui, le rire galvanise toujours l’imaginaire débridé d’artistes comme Gilles Barbier, Erwin Wurm, Maurizio Cattelan, Sarah Lucas, Paul McCarthy, Laure Prouvost ou Mika Rottenberg, mais on ne peut quand même pas dire que leurs œuvres d’art soient rigolotes. Il ne faudrait pas exagérer. Burlesques, déjantées, trash, bêtes et méchantes, sophistiquées, cruelles… oui. Engagées, sidérantes, dérisoires ou cathartiques… oui. Tendres parfois… Mais on en revient toujours au même : « leurs œuvres s’avèrent toutes stimulantes pour l’œil et l’esprit » conclue Daphné Bétard. Parce que comme l’art, l’humour ne sert jamais à rien. Et les degrés d’interprétation sont faits pour se multiplier.

En quatre sections intitulées « Drôlement réaliste », (ou quand l’hyperréalisme se met au service du gag visuel), « Efficacement trash », (ou quand le piétinement du bon goût et de la bienséance renvoie à la trivialité du monde), « Absurdement beau », (ou quand la poésie délirante rend irrésistible l’étrangeté du monde), et « Délicieusement tordu », (ou quand le détournement surréaliste n’en finit plus de faire des émules), la journaliste déroule ensuite une joyeuse ribambelle d’œuvres d’art où piocher de quoi rire et réfléchir, de quoi prendre de la hauteur ou le large.

Ainsi cet homme lilliputien qui balaie une cuisine géante, perdu dans un monde trop grand pour lui, imaginé par le plasticien Jean-François Fourtou et qui d’abord fait sourire avant de plonger dans un profond sentiment d’impuissance. Ou cette cigarette glissée dans la raie des fesses d’une sculpture de Sarah Lucas, pied de nez grossier au regardeur dont on imagine aussitôt le rire gras et gêné. Ou encore ces deux policiers adossés à un mur… tête en bas. Une sculpture en résine et cire créée par Maurizio Cattelan pour exprimer que malgré la pose sérieuse qui sied à leur fonction, bras croisés ou arme à la main, ces deux hommes chargés de discerner le vrai du faux voient a priori le monde à l’envers. Mais une sculpture dont la taille humaine ne peut d’abord que faire rire le visiteur qui soudain se trouve nez à nez avec elle.

Et que dire du « chapeau-PQ » du designer Kenji Kawakami, de la « voiture à double tranchant » de Fabrice Hyber, des chaises d’Erik Dietman dont la quatrième patte est remplacée par un cactus, de l’homme en suspension de Philippe Ramette, ou de l’étrange fantôme capillaire de Jim Shaw ? Plein de choses ! De quoi alimenter en tout cas quelques conversations. Avec une mention spéciale, quand on est sensible à la poésie, pour l’œuvre de Roman Signer intitulée « Wasserstiefel », semblant faire jaillir une grande éclaboussure d’eau d’une paire de bottes alors que sans aucun doute, l’artiste suisse très présent dans les galeries d’art du monde entier s’est photographié… en train d’exploser de rire !

Bref, il aurait effectivement été bien dommage de ne pas pouvoir se régaler de ces pages réjouissantes à cause d’une couverture décourageante, d’une couverture pas assez « bankable ». Sauf que l’histoire (comique) ne dit pas si elle l’aurait finalement été. Beaux Arts Magazine n’est pas Hara-Kiri.

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