Les corps et les cris de Marlene Dumas
A propos de l’exposition « Open-End » qui se tient jusqu’au 8 janvier 2023 au Palazzo Grassi de Venise.
Des morts en décomposition, des sexes tendus, des corps et des visages que rien jamais n’embellit… l’œuvre de Marlene Dumas est rebaptisée « la peinture laide la plus belle du monde » par Nadeije Laneyrie-Dagen, professeure d’histoire de l’art qui titre ainsi son article pour le magazine d’art contemporain Art Press de cet été. Car « le moins qu’on puisse dire de l’œuvre de Marlene Dumas est qu’elle ne cherche pas à séduire », prévient-elle d’emblée. « Open-End », la plus importante monographie en Europe de l’artiste, actuellement exposée au Palazzo Grassi à Venise, le confirme. Née le 3 août 1953 en Afrique du Sud, ayant vécu l’apartheid tout en étudiant les beaux-arts au Cap avant de partir à 23 ans étudier l’histoire de l’art et la psychologie aux Pays-Bas pour finalement s’y installer, Marlene Dumas n’a jamais sacrifié la charge subversive de son travail aux canons du marché de l’art contemporain.
Elle ne sacrifie rien d’ailleurs. Quand on lui demande de choisir entre une identité d’artiste hollandaise ou une identité d’artiste sud-africaine, puisqu’elle est présentée tantôt comme l’une tantôt comme l’autre, elle répond qu’elle est multiple et bien plus encore. Quand elle développe la peinture en l’imposant comme un geste toujours essentiel et militant au troisième millénaire, elle continue à garder le dessin comme mode d’expression privilégié et à réaliser des collages. Cette grande dame qui a exposé ses travaux pour la première fois dans une galerie d’art à Gouda en 1977, puis à Paris en 1979, sera finalement surnommée aussi « la femme peintre la plus chère au monde ». Car sur le marché de l’art, ses œuvres d’art à vendre atteindront bientôt des sommets.
Après avoir exposé à la fameuse galerie d’art Paul Andriesse à Amsterdam en 1983, Marlene Dumas a 31 ans l’année suivante quand elle expose pour la première fois dans un musée, à Utrecht. Déjà son authenticité la rend provocante en l’éloignant de l’abstraction en vogue à l’époque. Elle, ce qu’elle veut, c’est revenir à l’expressionnisme de ses dessins d’enfant. Elle ne peindra plus que des corps et des portraits à l’intensité ravageuse. Des manifestes d’humanité qui alimenteront la controverse, notamment lorsqu’en 2010 elle fait le portrait d’Oussama Ben Laden. Et qu’acheté par le Stedelijk Museum dès 2012, le tableau se retrouve flanqué de la série de dessins « Jeunes hommes » mettant en scène douze hommes aux traits arabes, parmi lesquels des kamikazes et des combattants de la liberté, mais aussi des jeunes hommes du quartier de Marlene Dumas à Amsterdam. La peintre veut confronter le public à ses préjugés, le plaçant face aux conséquences d’une vague médiatique associant les personnes d’apparence méditerranéenne à la menace, au danger, et attisant les tensions raciales.
Les images des médias alimenteront toujours l’œuvre de Marlene Dumas. Comme les vitrines d’Amsterdam et les magazines pornographiques. Elle fait de la prostitution, de la culpabilité, de l’innocence, de la violence et de la tendresse les thèmes de ses tableaux bien avant que la violence et l’atrocité du monde ne deviennent des thèmes classiques de l’histoire de l’art contemporain, elle parle de sexe, et surtout, elle rassemble les anonymes et les gens célèbres.
C’est de la matière picturale vibrante qui envahit aujourd’hui tous les espaces du Palazzo Grassi, somptueux palais vénitien bordant le Grand Canal, propriété depuis 2005 de François Pinault contenant la collection d’art moderne et d’art contemporain du célèbre milliardaire. De la matière vibrante, dérangeante, émouvante, bouleversante… Impossible d’y rester insensible : les émotions submergent peu à peu le visiteur au long d’un parcours à vivre comme un voyage dans l’intensité de l’existence. Les tableaux de Marlene Dumas sont impossibles autant que fascinants. Ils confrontent à la mort, au désir, à la douleur… Ils sont inoubliables.
Aucun tabou chez cette peintre, renommée aussi pour ses sujets politiques. Marlene Dumas n’a de comptes à rendre à personne. Sans doute le fait d’avoir vécu quelque chose d’aussi fou que l’apartheid, avant de découvrir soudain la liberté à 23 ans en Hollande, a-t-il fait tomber toutes ses barrières. La folie du monde nourrit son art. Elle peut tout peindre. Elle n’a peur d’aucun sujet. Mur de séparation entre Israël et Palestine, corps de migrants échoués sur les rives de la Méditerranée… ses tableaux bousculent, interpellent, mais côtoient aussi ses grands portraits de Charles Baudelaire ou d’Oscar Wilde, témoignant de sa passion pour la littérature et la poésie.
Avec la complicité de Caroline Bourgeois, la commissaire de l’exposition, « Open-End » affirme clairement l’absence de concession de Marlene Dumas en plaçant le visiteur d’emblée devant « D-rection », un tableau de 1999 qui représente un jeune homme dont le regard dissimulé par sa frange de cheveux fixe l’érection de son sexe. « Aucun panneau n’avertit de tenir à l’écart les enfants : la peinture, celle de Marlene Dumas en particulier, mais la peinture en général, n’est pas faite pour les mineurs. Tant pis pour les parents qui se hasardent dans des lieux d’art contemporain sans vouloir le comprendre », écrit Nadeije Laneyrie-Dagen dans Art Press. Comme Andy Warhol, Marlene Dumas peint Marilyn Monroe. Mais elle, elle fait le portrait d’une morte. La décomposition bleutée commence même à se lire sur le visage de la star…
Parce que le corps n’est pas toujours vivant. Parce que le corps déserté par la vie reste un corps, Marlene Dumas peint aussi « des hommes et des femmes célèbres par leur œuvre, leur beauté, leur destin singulier, ou des anonymes, vies aussi précieuses arrachées avant l’heure, les uns et les autres également réduits à la vanité d’une chair d’où le rouge s’est retiré et qui a les couleurs de la banquise », écrit magistralement Nadeije Laneyrie-Dagen.
La professeure d’histoire de l’art à l’Ecole normale supérieure anticipe également les reproches pouvant être faits aujourd’hui à une femme peintre de 69 ans qui affirme par exemple son affection pour Picasso, en considérant que les violences psychologiques qu’il a faites subir aux femmes l’ayant aimé n’ont pas à être retenues contre son œuvre d’artiste, et qui consacre beaucoup de son œuvre à elle à valoriser les grands hommes, notamment dans sa série de portraits « Great Men ». « Marlene Dumas a suffisamment peint le corps et le visage des femmes (…) pour n’avoir de compte à rendre à personne, notamment quant à son féminisme. »
On reste figé devant « The Painter », cette toile représentant une petite fille à l’expression indicible et aux mains pleines de peinture, née d’une photo prise de sa propre fille Helena à l’époque, et qui est devenue « une forme d’allégorie de la nécessité de peindre, et en réalité une allégorie de la peinture désormais inévitablement au féminin », écrit l’auteure de cet article qui fait de cette œuvre d’art troublante la couverture d’Art Press.