L’amour fou du surréalisme
A propos de l’exposition « Nadja, un itinéraire surréaliste », visible jusqu’au 6 novembre au musée des beaux-arts de Rouen.
« Nadja », le chef-d’œuvre littéraire du surréalisme, est né en Normandie. Plus précisément au manoir d’Ango, joyau de la Renaissance italienne, où André Breton (1896-1966) avait choisi de passer seul l’été 1927, sur la plateau de Varengeville-sur-Mer. L’auteur du premier « Manifeste du surréalisme » publié en 1924 et s’appliquant aussi bien à la littérature qu’aux arts plastiques, avait besoin de se replonger par la pensée dans l’intensité d’une relation amoureuse entretenue à l’automne précédent, pour mieux en faire le sujet d’un roman. Sa femme, Simone, préférait de toute façon cette année-là passer du bon temps avec des amis dans le Sud de la France : les incessants coups de foudre et autres histoires d’ « amour folie » de son mari commençaient déjà à la lasser sérieusement… et ils divorceraient deux ans plus tard.
Le poète et théoricien du surréalisme n’avait d’ailleurs sans doute pas choisi le pays normand par hasard, même s’il avait effectivement besoin de s’isoler pour se consacrer à l’écriture du roman qu’il voulait nourrir de l’intensité traumatique de sa rencontre avec cette mystérieuse Nadja, dont la question de l’existence réelle se posa longtemps. Lise Meyer, la femme aux gants bleus, passe elle-même l’été 1927 non loin, au manoir de Mordal, où elle reçoit ses amis… dont André Breton. Il est tombé fou amoureux d’elle (comme à son habitude), en la rencontrant rue de Grenelle, à la Centrale surréaliste, les mains gantées de bleu. Il lui écrit des lettres enflammées. L’histoire dit que l’élégante et brillante jeune femme qui épousera bientôt Paul Deharme, le pionnier de la radiodiffusion, ne lui cédera jamais, précise Sylvain Amic, directeur du musée des beaux-arts de Rouen et co-commissaire de l’exposition « Nadja, un itinéraire surréaliste », qui s’y tient jusqu’au 6 novembre. Lise Meyer offrira à André Breton la fameuse sculpture d’un gant de bronze, dont la photo figurera dans le roman, aux côtés des nombreuses autres illustrations, reproductions d’œuvres d’art, dessins et photographies, qui permettent aujourd’hui de déambuler dans le parcours d’une exposition justement conçue pour donner le « sentiment d’errance et de promenade du livre ».
Non loin du manoir d’Ango également en cet été 1927, Aragon est en train de composer son « Traité du style », et les deux hommes se voient presque chaque jour, même si l’atmosphère entre eux est toujours assez orageuse. Breton envie notamment la facilité et la virtuosité d’écriture du poète avec lequel il a fondé en 1919 la revue « Littérature ». Mais il lui envie aussi sa maîtresse anglaise, la belle et provocante Nancy Cunard, laquelle a si bien envoyé valser toutes les conventions de son milieu petit-bourgeois pour gagner sa liberté, qu’elle doit bien s’amuser en jouant à éveiller le désir d’un homme aussi facile à séduire.
Il n’empêche que Breton écrit, dans ce manoir d’Ango « édifié autour d’une grande cour carrée flanquée d’un pigeonnier monumental », note Marie Zawiska dans son article paru dans L’Oeil. Entre les falaises et la mer changeante de Varengeville, la journaliste ne peut que constater qu’effectivement, « l’endroit apparaît idéal pour apprivoiser sa douleur, reprendre des forces, créer ». Dans certaines versions qui sont données de l’histoire réelle, André Breton a rompu avec Nadja. Il a fui. La puissance de cet amour lui a fait prendre ses jambes à son cou. Dans d’autres versions Nadja s’est lassée de lui au bout d’une semaine. Quoiqu’il en soit, elle est internée en hôpital psychiatrique à partir de mars 1927, et y mourra pendant la seconde guerre mondiale. Breton l’affirme depuis toujours : « L’amour fou est au centre de l’éthique surréaliste dans le sens où le surréalisme n’est pas qu’un mouvement littéraire, c’est une philosophie, une morale de l’existence ».
Lui, il est écrivain. Donc il a forcément besoin de faire quelque chose de cette folle aventure. Il a aussi besoin de grand air et de calme, loin des mondanités parisiennes et des tensions artistico-politiques. Et puis il est d’autant mieux soigné ici qu’il est le seul hôte des lieux ! Le maître d’hôtel rivalise donc d’attentions pour l’aider à trouver l’inspiration, n’hésitant pas par exemple à lui installer son bureau en plein air, à l’ombre de la végétation.
Bref, celui qui a si bien prôné l’exploration poétique de l’inconscient en réhabilitant l’imaginaire et le rêve trouve ici tout ce qu’il lui faut pour travailler. Breton lit Huysmans et se régale d’hallucinations nocturnes en pleine forêt. L’ami d’Apollinaire et de Tzara, ayant co-écrit le fameux texte poétique « Les Champs Magnétiques » avec Philippe Soupault en 1920, ne l’imagine peut-être pas encore, mais c’est « Nadja », l’un des plus beaux récits d’amour de la littérature, truffé de fulgurances et publié en 1928, qui deviendra l’ouvrage le plus lu du surréalisme. Même si hélas la version revue et corrigée par Breton lui-même en 1962 l’expurge d’une grande part de sa spontanéité et de sa fraîcheur.
Au moins la jeune danseuse et courtisane fraichement débarquée à Paris après une enfance de pauvreté dans le Nord de la France, qui rêvait de faire carrière en dessinant des costumes de théâtre et qui rencontre un André Breton de 30 ans errant royalement dans le Paris des années folles, vendant son tableau de Derain pour la renflouer tout en craignant la puissance de son amour pour lui, verra-t-elle au moins un de ses vœux exaucé : « Tu écriras un roman sur moi », lui avait demandé celle qui s’appelait Léona Delcourt et se faisait appeler Nadja « parce qu’en russe c’est le commencement du mot espérance, et le commencement seulement ».
Récit autobiographique, « Nadja » est en réalité d’abord une forme d’auto-analyse à la recherche d’une description de ce qu’est l’amour véritable. Le roman s’achève d’ailleurs par une troisième partie consacrée à Suzanne Muzard, la nouvelle femme dont Breton tombera amoureux à la fin de l’année 1927. Tant pis pour la mémoire de Nadja… Mais c’est aussi un ouvrage qui met en exergue l’usage très novateur que Breton fait de l’image dans le récit, afin d’y éviter tout exercice de description des lieux qui en composent le cheminement. D’où cette idée d’une exposition comme une errance. Tableaux, sculptures, photographies et autres documents offrent au visiteur du musée des beaux-arts de Rouen tout le loisir de déambuler à la rencontre de Nadja, certes, mais aussi des grands acteurs du surréalisme que sont Paul Eluard, Max Ernst, Robert Desnos, Aragon, Man Ray… tout en explorant les grands thèmes du surréalisme comme le rêve ou l’inconscient.