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La puissance tragique de Berlinde de Bruyckere
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Octobre 2022 | Temps de lecture : 23 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de l’exposition monographique qui se tient au MO.CO à Montpellier (34) jusqu’au 2 octobre.

Vulnérables, éphémères, seuls, agonisants… Les êtres monumentaux vus par l’artiste Berlinde de Bruyckere n’effraient peut-être pas seulement parce qu’ils sont faits de peaux d’animaux et de cire imitant la chair à vif, mais parce qu’ils nous renvoient à notre condition fragile de créatures posés là entre la vie et la mort. La plasticienne belge nous avait déjà sidérés en 2013 quand on la découvrait à Avignon dans l’exposition Les Papesses. Parmi les 360 œuvres d’art réunies alors par Éric Mézil, entre la Collection Lambert et le Palais des Papes, sous l’égide de la figure emblématique de Jeanne la Papesse, qui aurait accédé au statut de pape au IXe siècle en se travestissant en homme, celles de l’artiste née à Gand en 1964 avaient encore élargi l’horizon ouvert par ses aînées.

On connaissait déjà Camille Claudel, Kiki Smith, Louise Bourgeois, Jana Sterbak. On avait déjà fait l’expérience de l’envoûtement induit, ou pas, à la vue de leurs sculptures de marbre, de terre cuite, de plâtres, de bronze, de tissus cousus, de verre, de céramique ou de papier mâché… Mais en ce qui nous concerne, on ne s’était encore jamais retrouvé planté devant le travail matérialisé de celle que l’on savait être la valeur montante de l’art contemporain pour la bonne raison qu’elle représentait cette année-là la Belgique à la Biennale de Venise, avec « Bois à brûler ». Biennale qui lui avait permis d’accéder dès 2003 à la reconnaissance internationale avec « The Black Horse », un corps de cheval aveugle et déformé. Alors ces peaux et ces chairs écorchées nous avaient littéralement cloués sur place dans la majesté du Palais de Papes. Et ses deux corps de chevaux fondus l’un dans l’autre étaient notamment restés gravés dans notre mémoire.

On avait finalement été saisi d’effroi autant qu’émerveillé. Car cette technique combinant la cire teintée imitant la peau avec du bois, de la laine, du cuir, des crins ou des cheveux… n’était définitivement pas qu’une technique. Encore moins une posture. Berlinde de Bruyckere nourrit son œuvre de vrai. Cette fille de boucher et petite-fille de fleuristes sait la nature et la chair meurtrie. L’ancienne pensionnaire d’une stricte institution catholique belge place la souffrance au cœur de son travail en explorant la dualité entre la vie et la mort. En s’imprégnant d’iconographie chrétienne, associée au martyre et à la rédemption. Le résultat est d’autant plus fort que son unique religion est l’art.

L’occasion est immanquable de retrouver enfin en France cette artiste dont le succès est plus allemand ou international que français, dans l’ambitieuse exposition qui lui consacrée au MO.CO à Montpellier jusqu’au 2 octobre.

« Âmes sensibles s’abstenir », prévient Fabien Simode en accroche de son article pour la revue L’Œil de cet été. Avec Berlinde de Bruyckere, représentée notamment par les galeries d’art Hauser & Wirth et La Galleria Continua, la controverse n’est effectivement jamais loin. Forcément, lorsqu’elle fait flotter des sculptures de femmes sur les canaux de Gand ou qu’elle accroche des sculptures de chevaux morts dans les arbres, elle crée l’événement autant que l’émoi et le dégoût. Sans doute dérangeait-elle moins au début de sa carrière artistique avec ses assemblages minimalistes de pierre, bois, acier et béton. N’empêche que c’est avec ses installations de matière plus organique et malléable qu’elle se fait repérer dans les années 1990. D’abord avec ses installations inspirées des images de la famine en Somalie, de la guerre au Kosovo et du génocide rwandais. La souffrance on vous a dit. Et l’humanité dans tout ce qu’elle a de tragique. On ne voit pas de visages, des pieds d’abord. Qui sortent des cages ou des couvertures. Les fines veines bleutées qui transparaissent sous la peau reconstituée à la cire diaphane mêlée aux pigments. Les chevaux arriveront ensuite. Les chevaux sacrifiés sur les champs de bataille.

« Corps exténués, membres amputés et décharnés, chevaux agonisants… : peu d’œuvres dans l’histoire de l’art montrent avec autant de force la tragique condition humaine et sa finitude » écrit Fabien Simode, qui est allé la rencontrer dans son atelier belge tandis qu’elle mettait le coup de pinceau final à sa dernière série, « Arcangelo ». Le journaliste n’hésite d’ailleurs pas pour évoquer la filiation de Berlinde de Bruyckere à convoquer la puissance de tableaux comme le Christ convulsé de Grünewald tombant de tout son poids de sa croix dans le « Retable d’Issenheim » (1512-1515), le « Christ mort » d’Holbein (1521-1522), « Le Bœuf écorché » de Rembrandt (1655), celui de Soutine (1925) ou l’« Agnus Dei » de Zurbaran (1635-1640). Sans oublier la sculpture, en commençant par la ronde-bosse polychrome du Moyen-Âge, mais aussi le « Transi » de Ligier Richier (1545-1547), le « Torse de Clotho chauve » de Camille Claudel (1893) ou « La Mante » de Germaine Richier (1946).

Berlinde de Bruyckere fait-elle de la peinture ou de la sculpture ? « Je me sens plus peintre que sculptrice, surtout ces derniers temps », confie l’artiste au journaliste de la revue L’Œil. « J’ai beaucoup regardé comment Cranach et Giorgione traduisaient la peau dans leurs tableaux. » Parce qu’évidemment, quand on est née à Gand et qu’on s’échappe très jeune d’une sortie scolaire au musée des beaux-arts de sa ville natale pour s’immerger seule dans la riche collection de peinture flamande, on se souvient longtemps du « Portement de Croix » de Jérôme Bosch (vers 1515) et de son Christ moqué par d’effrayantes trognes. Ce jour-là, Berlinde de Bruyckere tombe pour toujours dans l’expérience physique de l’art. Elle étudiera ensuite à l’Ecole supérieure des Arts Saint-Luc de Gand, dont elle sortira diplômée en 1986.

Comme ne manque pas de le relever Fabien Simode, l’artiste flamande est profondément « pétrie de la peinture de Quentin Metsys, de Rogier Van der Weyden et des frères Van Eyck, de leurs Annonciations et de leurs Dépositions de Croix, comme de leur manière de les traiter, avec cette expressivité et ce réalisme qui vous font toucher des yeux les plaies du Christ ». De ses aïeuls, forcément, Berlinde de Bruyckere « tient les compositions puissantes, le sens de la dramaturgie comme la vérité des chairs. Ses personnages recouverts de peaux de bêtes ne sont-ils pas les descendants des lointains saint Jean-Baptiste qui peuplent la Renaissance flamande ? Et ses monstres ne sont-ils pas les héritiers du Jardin des délices de Bosch ? » Ils nous bouleversent en tout cas.

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