Soutine et les autres au mythique Musée d’art moderne de Céret
A propos de l’exposition « L’Ecole de Paris (1900-1939). Chagall, Modigliani, Soutine & Cie, collections du Centre Pompidou » au Musée d’art moderne de Céret jusqu’au 13 novembre.
La bonne formule fait décidément la bonne fortune. Et ce n’est pas nouveau. Quand en 1912 l’écrivain et critique d’art André Salmon (1881-1969) baptise « Mecque du cubisme » la petite ville de Céret, dans les Pyrénées-Orientales, il scelle son sort. Enviable, le sort, au vu du Musée d’art moderne récemment agrandi pour mieux déployer sa collection. Car Céret entre alors par la grande porte dans l’histoire de l’art, alors que la commune catalane était jusque là connue comme… la capitale de la cerise ! Il faut dire que deux ans plus tôt, le peintre cubiste Frank Burty Haviland (1886-1971), le compositeur Déodat de Séverac (1872-1921), et le sculpteur Manolo (1872-1945) ont décidé d’y élire domicile. Et de se lier avec des artistes locaux. Mais pas des moindres, puisqu’il s’agissait par exemple du peintre paysagiste Etienne Terrus (1857-1922), ou de l’un des sculpteurs les plus célèbres de son temps, Aristide Maillol (1861-1944). Bien entendu, la petite bande se complète de quelques collectionneurs avisés, comme Michel Aribaud (1877-1932).
Le moins que l’on puisse dire est donc que la mayonnaise prend, que les conditions de travail deviennent alors idéales pour les artistes, et que tout cela donne soudain à Céret et à son architecture dense et géométrique les allures d’un foyer artistique avant-gardiste de premier ordre. La coqueluche du Tout-Paris, à qui rien n’échappe, ne risque pas de passer à côté d’une telle aubaine : Pablo Picasso (1881-1973) débarque à Céret en 1911 avec Georges Braque (1882-1973). Les habitués du Bateau-Lavoir ne tarderont pas à le rejoindre. Alors évidemment, quand au même endroit se trouvent réunis les plus grands représentants de l’art contemporain du début du XXe siècle en pleine recherche cubiste, avec des Juan Gris, Auguste Herbin ou Max Jacob, quand leurs tableaux immortalisent les Cérétans, les paysages dominés par le pic du Canigou, les maisons hautes et étroites typiques ou les platanes emblématiques de Céret… la bourgade ne risque plus de passer inaperçue, aussi paisible soit-elle, tenue si longtemps loin des avant-gardes et de l’ébullition culturelle des métropoles. Même la Première Guerre mondiale ne la replongera pas dans l’oubli. Sa réputation mythique est faite, et une véritable colonie artistique et intellectuelle va passer par Céret dès la fin des hostilités. Il suffit d’évoquer André Masson, Chaïm Soutine, Krémègne, Kisling, Picabia, Lhote, Cocteau, Marquet, Dufy, Edouard Pignon… pour imaginer l’aventure qui s’est jouée ici.
Quand le jeune artiste André Masson (1896-1987), traumatisé par la Grande Guerre, fait halte à Collioure puis à Céret en 1919, c’est parce qu’il est sur le chemin de Barcelone, d’où il veut s’embarquer pour l’Inde avec l’intention de tout plaquer. Mais il trouve dans la cité catalane un refuge salvateur, en plus d’y sympathiser avec Chaïm Soutine et Odette Caballé, laquelle deviendra finalement sa femme. A Céret, celui dont les tableaux de paysages colorés et rythmés attestent encore de l’influence de Cézanne, reprend goût à la vie et à la peinture. Grâce à un don de la galerie d’art Louise Leiris, une « Rue de Céret » signée André Masson raconte cette belle histoire au musée. Comme l’ensemble unique des vingt-neuf « Coupelles tauromachiques » de Picasso, offert par leur auteur en 1953 à Pierre Brune (1887-1956), raconte l’engouement du maître espagnol pour les spectacles tauromachiques auxquels il assiste à Céret.
Si toute ces histoires peuvent encore être racontées, c’est que dès 1948, Frank Burty Haviland et le peintre Pierre Brune, qui avait posé ses valises à Céret pour des raisons de santé en 1916, décident de fonder dans cette petite cité pas comme les autres un « musée d’artistes pour les artistes ». Ils sont aussi collectionneurs et philanthropes : la collection de peintures, sculptures et dessins acquise au fur et à mesure des séjours de tous les artistes présents sur le marché de l’art contemporain de l’époque s’enrichit donc très vite, et devient exceptionnelle. Entre amis, on se donne des œuvres aussi. Ainsi Matisse ira-t-il jusqu’à faire don de quatorze dessins au futur Musée d’art moderne de Céret. La municipalité cède alors un local dans l’ancien couvent des Carmes, et aussitôt la générosité des artistes se déploie encore davantage. Pierre Brune sera le premier directeur du Musée d’art moderne de Céret, de 1950 à 1956. Et l’afflux constant d’œuvres d’art nécessitera des chantiers d’agrandissements successifs, jusqu’au dernier en date qui vient de s’achever, dotant le site d’une aile supplémentaire dédiée aux expositions et signée Pierre-Louis Faloci.
Des expositions qui ont toujours été d’envergure à Céret, au point qu’en 1977 c’est Miro lui-même qui sollicite le musée pour y montrer son travail, allant jusqu’à dessiner l’affiche de l’événement et offrir une grande gouache. Comme le précise Isabelle Manca-Kunert dans son article pour L’Oeil de juillet/août, « la relation étroite entre le musée et les peintres ne s’est jamais rompue. Si la commune cérétane évoque irrépressiblement les avant-gardes, elle a aussi noué des liens très forts avec les artistes contemporains, et notamment avec les membres de Supports/Surfaces. Ils sont logiquement bien représentés dans les collections, comme Bioulès qui, en résidence à Céret en 2005, a exécuté sur le motif une immense peinture des célèbres platanes de Céret, aujourd’hui accrochée dans le hall du musée ».
Pour la réouverture du musée au printemps dernier, l’exposition temporaire avait été consacrée au sculpteur et graveur contemporain espagnol Jaume Plensa, né en 1955 à Barcelone et représenté par la galerie d’art Lelong & Co. Cet été, l’établissement change d’ambiance, et quitte la sculpture contemporaine pour faire le plein de couleurs. Depuis le 9 juillet et jusqu’au 13 novembre, le musée d’art moderne de Céret propose en effet très judicieusement l’exposition « L’Ecole de Paris (1900-1939). Chagall, Modigliani, Soutine & Cie, collections du Centre Pompidou ». De quoi bien entendu créer de superbes passerelles entre les tableaux prêtés par le Centre Pompidou et les œuvres d’art cérétanes. A lui seul, Chaïm Soutine a par exemple peint plus de deux cents tableaux à Céret ! Dont une grande partie sera achetée par le célèbre Docteur Barnes, aussi riche qu’extravagant collectionneur américain qui, le premier, grâce au marchand d’art Paul Guillaume, décela le talent de ce peintre un peu étrange, émigré russe ayant longtemps traîné sa misère parmi les bohème de Montparnasse.
De là à penser que Céret a fait la fortune de Soutine, il n’y a qu’un pas. Et c’est vrai que Soutine peint à Céret des œuvres d’art à vendre étonnantes, d’un expressionnisme marqué, même si les sujets de ses tableaux sont les magnifiques paysages catalans ou des personnages du monde cérétan. Cette période de sa vie sera donc déterminante pour son parcours artistique, et pas seulement pour la manne financière qu’elle lui apportera grâce au Docteur Barnes. Plus de soixante-dix œuvres de Soutine, Modigliani, Chagall, Van Dongen, Pacsin ou Kupka ressuscitent aujourd’hui à Céret l’esprit mythique du Paris des années 1910 et 1920.