« Pour moi, Magritte n’est pas un surréaliste »
A propos du peintre belge Luc Tuymans, dont la première exposition personnelle à Paris a eu lieu cet été à la Galerie Zwirner.
Evidemment, la peinture de Luc Tuymans n’est pas coupée du monde. Loin s’en faut, puisqu’à chaque tableau, elle jaillit de sa main pendant une journée entière, après des mois de recherches prenant leur source dans une image. Une image qui peut tout aussi bien être d’archive que d’actualité, qui peut tout aussi bien évoquer la Shoah ou la téléréalité, le fait divers ou le divertissement, le Covid ou la guerre. Il n’empêche que la peinture de Luc Tuymans ne décrit pas le monde. Parce que la peinture est art. Elle n’est pas le monde. Elle le donne à voir. Et pour l’artiste belge, la nuance est de taille. Lui, ce qu’il veut faire, tout en partant d’une « sorte de réalité, qui est vécue ou pas », ce sont « des choses qui ont une ampleur et une signification importante, même si elles sont traitées avec humilité ».
Ces « choses » ont imposé dans les années 1990 « le philosophe-voyou de la peinture contemporaine », ainsi baptisé par l’écrivain Jarrett Earnest, comme une figure majeure de la scène internationale actuelle de l’art contemporain. En 1992, Luc Tuymans participe en effet à la Documenta 9 de Kassel et expose à la Kunsthalle de Berne. De quoi se faire repérer sur le marché de l’art par tous les collectionneurs et toutes les galeries d’art. En 2001 il représente la Belgique à la Biennale de Venise. En 2004, la Tate Modern lui consacre une rétrospective à Londres. Ainsi le 22 mai 2021 exposait-il à la Bourse du Commerce ouvrant ses portes à Paris, ayant bien entendu rejoint les dix mille œuvres que compte la collection de François Pinault : peintures, sculptures, vidéos, photographies, œuvres sonores et installations issues de tous les pays et devenues les plus cotées au monde. Les tableaux de Luc Tuymans appartenant à la collection Pinault ont été présentés pour la première fois en 2006 lors de l’exposition « Where Are We Going ? » au Palazzo Grassi à Venise. Où il concevra en 2019 l’exposition « La Pelle » en collaboration avec Caroline Bourgeois, la conservatrice de la Collection Pinault.
« Toutes les exposition que j’ai faites sont construites avec une espèce de narrativité qui peut être associée à l’expérience de faire des films », explique celui qui avait abandonné la peinture de 1981 à 1985 pour s’essayer à la réalisation cinématographique et à la photographie.
Son approche de l’image fait forcément penser aux démarches de Gerhard Richter et de Marlene Dumas : Luc Tuymans choisit en effet des images d’archives issues des médias, du cinéma ou de sites internet, qu’il photographie ensuite avec son téléphone ou son appareil Polaroïd, avant de les laisser longuement émerger de la nébuleuse de son esprit… pour finalement se projeter un jour par sa main sur la toile clouée au mur. Comme un résidu. Comme une trace. A ce moment-là, l’artiste ne veut plus penser. Ca suffit. Il fait vraiment entrer son cerveau dans ses mains, comme il le confie à Romain Mathieu qui lui consacre une interview à l’occasion de la première exposition personnelle qui lui a été consacrée cet été à Paris, parue dans le numéro estival d’Artpress. « Il y a des choses conscientes et d’autres qui m’échappent lorsque je peins. Tous les tableaux sont faits en une journée. Il y a une intensité extrême qui est importante pour moi car lorsque je commence à travailler pour une exposition comme celle-ci, toutes les images sont déjà là, formulées, analysées. Je ne peins jamais deux images à la fois mais une par semaine, presque toujours le jeudi, selon une sorte d’habitude. Lorsque je commence à peindre, je ne veux plus penser, le cerveau entre dans les mains, selon un principe d’exécution, comme une chirurgie, quelque chose de très précis. Il y a deux intelligences, celle de la tête et celle de la main, qu’on ne peut pas toujours contrôler. »
Tout en demi-teintes, comme si les couleurs s’étaient dissoutes entre la palette vive et le tableau final, tant les couches d’huile diluée à la térébenthine sont extra fines, les œuvres d’art de Luc Tuymans ont finalement beaucoup parlé cet été de regard et de peinture, d’ambiguïté de l’image en plus de relation à l’histoire dans l’immense galerie d’art new yorkaise que David Zwirner, son galeriste depuis 1994, a nichée en plein quartier du Marais en 2019. Tous les tableaux à vendre et à voir avaient été peints dans l’année précédente, spécialement pour cette exposition intitulée « Eternity », « en référence à une discussion avec Timothy Snyder l’année dernière », explique Luc Tuymans au critique du magazine d’art contemporain. Auteur d’On Tyranny (2017) et The Road to Unfreedom (2018), l’historien américain développe en effet deux principes intéressants : « L’éternité renvoie au développement du néolibéralisme qui s’accompagne d’un retour au passé ».
Eternity est donc aussi désormais le titre de l’un des tableaux récents de Luc Tuymans, qui pose d’ailleurs devant dans ce numéro d’Artpress. Lequel tableau se révèle beaucoup plus éclaboussant de couleur, du rouge en l’occurrence, que ceux qui parlent de cosmonautes ou de pandémie, de salle d’attente ou de surveillance. « Il s’agit de la peinture d’une maquette qui a été utilisée par le physicien Werner Heisenberg en 1937 pour que les Allemands puissent se représenter l’explosion d’une bombe atomique. C’est une construction en verre qu’on a retrouvée cassée. C’est un tableau très grand, avec un rayonnement de la lumière rouge qui se diffuse sur le sol. Cette surface rouge est aussi une référence à Rothko », explique Luc Tuymans Un Rothko que Tuymans admire tellement qu’il parle de ses toiles comme d’œuvres devant lesquelles on ne peut que pleurer… « Mon travail n’est pas viscéral comme peut l’être la peinture américaine. »
Pour le Belge né en 1958 à Mortsel, près d’Anvers, d’un père flamand et d’une mère hollandaise, sa peinture a forcément à voir avec cet endroit particulier qui est le sien. « On pourrait dire que la peinture est née dans cette région qui a traversé de nombreux changements de pouvoir. On a dû survivre et on s’est rendu compte de l’intérêt d’un certain opportunisme envers ce qu’est la réalité. La Belgique est quelque chose de très récent, elle est formée en 1830 et elle est davantage une Constitution qu’un pays. Si on remonte l’histoire depuis Van Eyck jusqu’à Magritte et Broodthaers, ce rapport avec la réalité est constamment présent. Pour moi, Magritte n’est pas un surréaliste. La Trahison des images, où il peint une pipe et écrit qu’elle n’en est pas une, montre l’ambiguïté dans l’image. »