La radicalité subversive d’Oskar Kokoschka
A propos de l’exposition « Oska Kokoschka, un fauve à Vienne », qui se tient jusqu’au 12 février 2023 au musée d’Art Moderne de Paris.
L’article paru ce mois-ci dans Connaissance des arts à propos d’Oskar Kokoschka, auquel le musée d’Art Moderne de Paris consacre une exposition jusqu’au 12 février, le qualifie dès le titre de « trouble-fête ». Effectivement, dans la Vienne du début du XXe siècle, ce peintre, écrivain, poète et dramaturge est très vite considéré comme faisant clairement offense à la morale. Autant par ses écrits que par ses tableaux. Et cette réputation n’est pas pour lui déplaire, lui qui n’aime rien tant que provoquer des réactions, autant par l’art, qu’il veut expression intense des états d’âme de son époque, que par son apparence, quitte à soigner son look de dandy au crâne rasé. « Il est celui par qui le scandale arrive », écrit Valérie Bougault pour commencer son article.
Né en Autriche-Hongrie en 1886, vivant à Vienne, à Dresde, à Prague, à Londres… Oskar Kokoschka mourra en 1980 en Suisse, le seul pays qui lui offrira finalement l’apaisement, grâce à une « juste distance avec les convulsions du monde », comme l’écrit la journaliste pour achever son article. On imagine facilement qu’entre ces deux dates, en presqu’un siècle, l’artiste en aura vécu, des péripéties ! Et c’est passionnant de les découvrir à l’occasion de cette première rétrospective parisienne consacrée à ce peintre engagé, militant anti-nazis, Européen convaincu, humaniste tenace mais éprouvé, devenu une figure de référence dans la reconstruction culturelle d’un monde dévasté. Retraçant sept décennies de création picturale, l’exposition du musée d’Art Moderne rend bien compte de l’originalité dont fait preuve Oskar Kokoschka tout au long de sa vie artistique. Et offre au visiteur de traverser le XXe siècle européen aux côtés de l’enfant terrible de Vienne.
Ayant visiblement décidé très tôt de ne rien faire comme les autres, Oskar Kokoschka commence par préférer faire des études à l’Ecole des arts appliqués, de 1905 à 1909, plutôt qu’à l’Académie des beaux-arts de Vienne. Etrangement, il ne se voit pas comme un artiste. En tout cas pas encore. N’empêche que mine de rien, il a fait le bon choix. C’est en effet à l’Ecole des arts appliqués qu’il se retrouve avec des maîtres ayant pour nom Gustav Klimt (1862-1918) ou Carl Otto Czeschka (1874-1960). « « L’Ecole fourmille de professeurs issus de la célèbre Sécession, fer de lance de l’avant-garde des arts décoratifs en Europe, fondée par Klimt, Moser, Hoffman… » souligne Valérie Bougault. Et la devise de l’Ecole apposée à son fronton est un programme à elle toute seule : « A chaque époque son art, à chaque art sa liberté ».
Le jeune Kokoschka commence par peindre des éventails et des cartes postales pour les Ateliers viennois, sorte de « fabrique » de l’Ecole des arts décoratifs. Mais sa sage discrétion ne va pas durer. Il commence en 1907 par produire une œuvre graphique personnelle, intitulée Les Garçons rêveurs, un long poème qui parle d’adolescents nus et androgynes à travers des vers crûment sexuels, illustré de huit lithographies en couleur. « Malaise assuré chez le lecteur non averti », précise la journaliste de Connaissance des arts. L’année suivante, il provoque le scandale lors de sa première exposition en proposant Le Guerrier au public viennois. Un buste en terre, sorte d’autoportrait à la bouche hurlante, qui marquera tous les esprits. Et commencera d’affoler la bonne société autrichienne. La machine est lancée. Kokoschka ne l’arrêtera plus.
Surtout que l’artiste est immédiatement soutenu par ses pairs. Rejetant finalement la Sécession, au sein de laquelle il avait bénéficié de la bienveillante attention de Gustav Klimt, le voilà embarqué sur le navire d’Adolf Loos (1870-1933). L’architecte autrichien et théoricien de l’art, fervent partisan d’une éradication de l’ornement, « un fléau dont il compte délivrer l’humanité », va parfaire l’éducation artistique viennoise de Kokoschka en l’arrachant à toute forme de travaux décoratifs pour les Ateliers. Au point que le peintre et écrivain va provoquer un nouveau scandale, mais cette fois sur la scène théâtrale. En 1909, il écrit et fait jouer la pièce Assassin, espoir des femmes. « Sorte de chorégraphie sauvage d’acteurs nus et peints, interprétant le combat éternel du masculin et du féminin voués à la destruction et à la mort, sous la férule d’une libido déchainée. » Les chaises volent dans la salle et la police doit intervenir pour séparer les spectateurs hurlant. « Une tempête qui dépasse mes espérances et mes craintes », dira l’artiste.
Lequel fera une œuvre d’art déterminante de l’affiche avec laquelle il annonce sa pièce de théâtre. La Mort y est représentée par une femme toute blanche, et elle serre dans ses bras un homme rouge sang. « Une sorte de Pieta farouche et sanguinaire que les critiques vont vite qualifier d’expressionniste », précise Valérie Bougault. « A tort ou à raison, ce peintre foncièrement inclassable sera désormais identifié à ce mouvement. » Il en aura pourtant largement dépassé les frontières, croyant uniquement et dur comme fer à la puissance subversive de la peinture comme vecteur d’émancipation et d’éducation. De là à inspirer le jeune Egon Schiele qui n’a que quatre ans de moins que lui, il n’y a qu’un pas, vite franchi. Mais si ce dernier, avec ses tableaux et ses dessins puissamment érotiques, a aussi affolé la bourgeoisie autrichienne, il en restera « l’enfant prodige, la divine surprise d’un talent précoce, Kokoshka ayant résolument endossé les habits de l’enfant terrible, un radical nourri de classicisme que nul ne sait où caser, finalement. » Le fait qu’Egon Schiele soit foudroyé à 28 ans par la grippe espagnole n’est sans doute pas pour rien non plus dans sa renommée d’enfant prodige. En mourant à 93 ans, forcément, Oskar Kokoschka aura eu plus de temps pour être mal vu.
Notamment dans les années 1930 avec la montée du nazisme, quand celui que certains critiques surnommaient « le fléau de Dieu » à l’époque de son exposition de 1912 à Berlin, où trente-quatre de ses œuvres avaient été présentées à l’invitation de Herwarth Walden, le fondateur de la revue d’avant-garde Der Sturm, devient aussi un « artiste dégénéré ». Ses tableaux sont décrochés des musées allemands, et huit d’entre eux seront dans la fameuse et funeste exposition munichoise de 1937. Beaucoup des œuvres d’art de Kokoschka seront détruites, mais certaines seront vendues en Suisse pour financer l’effort de guerre. Dont sa peinture peut-être la plus célèbre, La Fiancée du vent, réalisée en 1913 pendant sa grande histoire d’amour passionnel avec Alma Mahler, la veuve du compositeur. C’est suite à leur rupture que Kokoshka s’était engagé dans la Première Guerre mondiale où il sera gravement blessé à deux reprises.
L’entre-deux guerres le verra bien fragile financièrement, ses œuvres d’art à vendre étant exclusivement des portraits dits psychologiques, brossés à larges traits, avec lesquels l’artiste veut révéler une puissante forme d’intériorité. Mais dont les effets de matière abondante ne lui apportent pas le succès commercial, même s’il s’inspire des maîtres anciens comme Le Greco et Goya, ou de l’art contemporain de son temps, représenté par Van Gogh, Gauguin, Munch… Kokoschka se réclamant aussi, plus étrangement, de George Minne (1866-1941), le sculpteur belge symboliste. Ses sujets « ont beau poser immobiles, assis et en buste la plupart du temps, on sent une vibration affleurer, comme si les modèles, semblables à des acteurs, allaient soudain gesticuler », remarque pourtant la journaliste de Connaissance des arts. « Sa peinture s’affirme foncièrement théâtrale et même cinématographique. »
La preuve aujourd’hui à Paris en 150 œuvres ayant pu être réunies grâce au soutien d’importantes collections européennes et américaines, constituant une galerie d’art exceptionnelle.