La peinture d’Alice Neel photographie l’humanité
A propos de l’exposition « Alice Neel » qui se tient au Centre Pompidou jusqu’au 16 janvier 2023.
Enfin, Alice Neel (1900-1984) est installée au Centre Pompidou. Tout se sera décidément ligué pour que cette peintre américaine, aussi figurative que politique, reste dans l’ombre de l’entre-deux guerres et de l’expressionnisme abstrait, jusqu’à la crise sanitaire du Covid qui aura encore retardé de deux ans la rétrospective française que le Musée national d’art moderne de Paris lui consacre. Mais cette fois ça y est. L’une des figures majeures de l’art nord-américain a la parole. Seule Georgia O’Keeffe (1887-1986) avait réussi avant elle à émerger de cette omerta générationnelle. Et on se doute bien que l’aura érotique des tableaux de la peintre moderniste avait contribué au désir de ces messieurs, faisant alors à seuls le marché de l’art, de la faire connaître. Mais avec ses personnages du bas de l’échelle sociale, dont la vérité nue sur ses toiles crie au monde l’injustice de la lutte des classes et l’inégalité des sexes, avec ses nus féminins bien éloignés du canon traditionnel façonné par le regard masculin, Alice Neel en a aussi, des choses à dire !
Oui, « dans cette période trouble où la vie des autres, celle des gens de couleur, de minorités et d’émigrés semble moins compter, Alice Neel a un mot à dire », estime Angela Lampe, conservatrice aux collections modernes du Musée national d’art moderne, ayant conçu et maintenu à flot le projet « Alice Neel. Un regard engagé », malgré toutes les tempêtes qui l’ont secoué. Juste après que l’œuvre de l’artiste trop longtemps occultée ait remporté un immense succès à New York, au Metropolitan Museum of Art, de mars à août 2021, l’exposition itinérante a été vue au musée Guggenheim de Bilbao, en Espagne, par Richard Leydier. Le rédacteur en chef d’Artpress en rend donc compte dans le numéro d’octobre du magazine d’art contemporain, et ses réflexions éclairent à merveille sur ce qui fait toute la différence entre les œuvres d’art d’Alice Neel et, par exemple, celles des peintres Alex Katz, né en 1927 à New York, et Philip Pearlstein, né en 1924 à Pittsburgh.
Ces deux derniers sont sans doute les plus brillants représentants du mouvement artistique américain des années 1960 que l’on a appelé le « New Realism », et que l’on pourrait situer dans le sillage d’Alice Neel en faisant attention à ne pas le confondre avec le Nouveau Réalisme français. Certes, Pearlstein est particulièrement connu pour ses nus au réalisme moderniste. Comme Katz, il fut proche du pop art, d’Andy Wharhol et des artistes de l’expressionnisme abstrait que sont Pollock ou Rothko. Mais pour Ricahrd Leydier, l’évidence saute aux yeux : « Pearlstein peint des autoportraits avec des corps quand Neel réalise des portraits des gens – d’ailleurs sa rétrospective américano-espagnole s’intitule People Come First (Les gens viennent en premier). »
Dans son appartement du Spanish Harlem à New York, où elle vécut et travailla la majeure partie de sa vie, la peintre communiste, mère célibataire vivant des aides sociales, a toujours considéré l’art comme l’un des moyens d’améliorer la société, et n’a jamais cessé de représenter les marginaux qui vivaient autour d’elle. Ceux et celles qui étaient mis à l’écart en raison de leurs origines, la couleur de leur peau, leur excentricité, leur orientation sexuelle ou la radicalité de leur engagement politique. Elle ne risquait pas se soucier de surfer sur l’art contemporain de son temps, ni s’intéresser à l’art conceptuel ou à l’art minimaliste !
Les œuvres d’art à vendre d’Alice Neel, qui à l’époque ne se vendent hélas pas suffisamment pour la sortir de la misère, représentent des gens, des gens et encore des gens. Même quand elle peint pour la Work Projects Administration (WPA), pendant la Grande Dépression des années 1930, des vues urbaines lugubres, alors que Philip Guston (1913-1980) et bien d’autres peintres s’inspirent du muralisme mexicain pour réaliser de grandes fresques, elles sont « parcourues de créatures squelettiques qui rappellent les figures carnavalesques de James Ensor », écrit Richard Leydier. Et si sa notoriété relative à partir des années 1960 offre à l’artiste d’élargir le spectre de ses modèles aux milieux plus favorisés, elle reste toujours fidèle à ses convictions communistes. Quelques semaines avant sa mort, elle déclarait encore : « En politique comme dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur de succès, je ne l’aimais pas. »
C’est qu’Alice Neel ne peut pas se leurrer. Née pauvre en Pennsylvanie, elle connaît la « vraie vie ». Elle a déjà plus de vingt ans lorsqu’elle commence des études à la Philadelphia School of Design for Women, après avoir travaillé comme secrétaire. Et quand elle épouse le peintre cubain Carlos Enriquez Gomez, elle n’est pas au bout de ses peines. Certes, elle fréquente un temps l’avant-garde artistique de La Havane et y fait même quelques expositions pendant qu’ils y vivent. Mais la maladie mortelle de sa première fille en bas âge ne cessera plus de hanter sa peinture. Le couple s’installe à New York après le drame, en 1926. Et une seconde fille naît en 1928… que son mari emmène avec lui à Cuba en quittant sa femme deux ans plus tard. Dépression, tentative de suicide, hôpital psychiatrique de Philadelphie. Quand Alice Neel revient à New York en 1931, elle ne peut pas imaginer qu’elle aura encore deux fils à élever seule, qu’elle devra parfois voler à l’étalage pour les nourrir, qu’elle jouera dans un film beatnik avec Allen Ginsberg, qu’elle fera un jour le portrait d’Andy Warhol… mais elle sait qu’elle est engagée aux côtés des femmes. Et qu’elle militera toujours dans les rangs du parti communiste au profit des plus défavorisés.
Grande admiratrice de Balzac, Alice Neel est, pour reprendre l’expression de Charles Baudelaire, une « peintre de la vie moderne ». Comme le furent Edouard Manet, Paul Cézanne, qu’elle admirait aussi énormément, Vincent Van Gogh, ou les grands expressionnistes Oskar Kokoschka, George Grosz ou Otto Dix. Alors qu’importe si aujourd’hui les feux des projecteurs se braquent pour des raisons parfois un peu réductrices, liées à l’époque contemporaine, sur l’œuvre de celle qui fut largement ignorée pendant la plus grande partie de sa vie, et modestement reconnue dans le dernier quart de son existence. Au moins, les œuvres d’art d’Alice Neel sont désormais rendues visibles au plus grand nombre.
« Mon idée est qu’Alice Neel s’est en définitive bien plus comportée en photographe qu’en peintre », écrit Richard Leydier dans Artpress. « Elle fait de la photographie en peinture quand d’autres font de la peinture en photographie. »