André Devambez sait prendre de la hauteur
A propos de l’exposition « André Devambez – Vertiges de l’imagination » visible jusqu’au 31 décembre 2022 au Petit Palais, à Paris.
Bien sûr, c’est toujours un bonheur d’avoir rendez-vous avec un grand nom de la peinture au détour d’une exposition qui fait l’événement. De pouvoir se retrouver nez à nez avec des chefs d’œuvre dont on n’a souvent vu que les célèbres reproductions. Mais le plaisir est finalement beaucoup plus subtil, lorsqu’au détour d’une exposition moins médiatisée ayant décidé de sortir un artiste de l’oubli, la surprise de la découverte déverse en nous son flot d’enthousiasme réjouissant. Ainsi en est-il de l’exposition « André Devambez – Vertiges de l’imagination », qui se tient actuellement et jusqu’au 31 décembre au Petit Palais, à Paris. Comme une galerie d’art géante qui donnerait à voir des caricatures et illustrations tordantes, des saynètes pleines de vie, des vues du ciel vertigineuses et des portraits touchants.
Nous voilà bouche bée, les yeux ronds, devant les fascinants tableaux peints en plongée par cet artiste parisien haut perché, né en 1867 et mort en 1944… dont on n’avait encore jamais entendu parler ! Alors qu’en plus de prendre artistiquement une hauteur incroyable dans le charivari d’un XXe siècle naissant, ce même André Devambez aurait ouvert aux femmes l’atelier de peinture des Beaux-Arts de Paris en en prenant la direction en 1929, lit-on en tout petit dans l’encadré chronologique de l’article que Daphné Bétard consacre à l’homme et son œuvre dans le numéro de Beaux Arts Magazine de ce mois-ci. Entre autres faits d’armes, ce n’est tout de même pas mal !
Est-ce parce qu’André Devambez était aussi talentueux que malicieux, ne se prenant jamais au sérieux, qu’il a été oublié par l’histoire de l’art ? Ou bien parce qu’il est resté toute sa vie complètement insensible aux avant-gardes artistiques ? Le fait est qu’hormis une mise à l’honneur en 1988 au musée de Beauvais, dans l’Oise, à l’occasion d’une belle donation de son fonds d’atelier par sa fille, Valentine, la notoriété de l’artiste après sa mort avait fondu comme neige au soleil. Comme quoi recevoir tous les honneurs de son vivant ne garantit en rien l’accession à la postérité… Car André Devambez fut prix de Rome en 1890, membre de la Société des artistes français, chef d’atelier à l’école nationale des Beaux-Arts, membre de l’Institut, peintre officiel du Ministère de l’Air, officier de la Légion d’honneur…
Bref, son honorable carrière fut saluée en son temps par le public, par les institutions… et ses œuvres d’art à vendre faisaient un tabac sur le marché de l’art. Il illustrait aussi des romans célèbres, comme Les Voyages de Gulliver, de Jonathan Swift, La Fête à Coqueville, d’Emile Zola, ou Les Condamnés à mort, de Claude Farrère. Et caricaturait pour la presse, en quelques coups de crayon bien enlevés, aussi bien les hommes politiques que la société du spectacle ou le monde moderne. Hanté par les atrocités de la première guerre mondiale, où il fut blessé dans la Somme pendant qu’il repeignait l’artillerie militaire pour la camoufler, il savait également faire preuve d’autant de gravité que d’humour. Preuve en est son triptyque monumental La Pensée aux absents, qui vibrait aussi fort au Salon de 1924 que dans la seconde version qu’André Devambez en livra dix ans plus tard, aujourd’hui montrée au Petit Palais.
Qu’à cela ne tienne. Jusqu’à l’exposition au MODO de Beauvais en 1988, on ne connaissait plus de lui - quand on le connaissait - qu’une seule toile, baptisée La Charge et conservée au Musée d’Orsay. Cet incroyable tableau de 1902 représente une émeute nocturne vue d’un toit, « la foule qui se rassemble et manifeste dans un grand mouvement solidaire avant d’être dispersée dans la violence par une charge policière », comme le décrit la journaliste de Beaux Arts Magazine qui en fournit aussi la reproduction. Il donne pourtant à lui seul toute la dimension du talent d’André Devambez pour représenter magistralement la mouvement et la tension.
Il était toutefois temps que le Petit Palais et le musée des beaux-arts de Rennes viennent nous rafraîchir la mémoire, avec cette belle rétrospective ayant été présentée à Rennes avant d’arriver à Paris. Avec près de 250 œuvres, le parcours de l’exposition propose une déambulation dans l’imagination débordante de cet artiste et témoigne à la fois de son goût pour la modernité et d’une grande fantaisie créative. « Devambez se distingue par sa vision singulière, à la fois teintée d’humour et profondément humaniste, ainsi que par sa recherche constante du cadrage adéquat pour embrasser au mieux ses sujets », souligne Maïté Metz, conservatrice du patrimoine au Petit Palais et co-commissaire de l’exposition avec Annick Lemoine, directrice du Petit Palais, et Guillaume Kazerouni, responsable des collections d’art ancien au musée des beaux-arts de Rennes.
Fils du fondateur, par ailleurs spécialiste de l’héraldique, de la Maison Devambez, une entreprise de gravure et d’édition de livres d’art, André Devambez a finalement suivi le parcours réussi d’un artiste parisien de la fin du XIXe siècle. Après ses études à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de Benjamin Constant, il obtient le Grand Prix de Rome de peinture en 1890 avec Le Reniement de Saint Pierre, et part pour la Villa Médicis, en se rêvant peintre d’histoire. Son style relativement académique ne parviendra toutefois pas à étouffer sa fantaisie et sa sincérité fougueuse. « A tel point que », écrit Daphné Bétard, « après une longue période d’oubli, le charme opère toujours lorsque nous découvrons ses œuvres dans l’exposition que lui consacre le Petit Palais. Elles nous semblent tour à tour drôles, émouvantes, singulières et même vertigineuses, pour reprendre les mots de cette observatrice du siècle dernier face aux vues en plongée dont l’artiste s’était fait une spécialité ».
Au journaliste Jean Valmy-Baysse en 1910, qui lui demandait ce qu’elle pensait des toiles d’André Devambez, cette dame restée anonyme avait en effet répondu qu’elle ne pouvait pas les regarder en face… tant elles lui donnaient le vertige ! Il faut dire que le peintre venait de réaliser l’exploit pictural de représenter un avion, vu du dessus, survolant une masse de nuages. « Sur la ouate moelleuse, grisaille quasi abstraite occupant l’essentiel de la composition, se profile la minuscule silhouette jaune de l’appareil, le pilote à son bord et son ombre projetée, touchante et ridicule, à l’image d’une humanité qui ambitionne alors de dominer les airs malgré sa fragilité », écrit en 2022 la journaliste de Beaux Arts Magazine.
Dès le début du siècle, l’artiste a choisi de représenter ses paysages urbains depuis un point de vue surélevé. Une astuce que Gustave Caillebotte (1848-1894) avait toutefois retenue avant lui. La facture très moderne de l’Exposition de 1937 vue de la Tour Eiffel, l’une des œuvres phares du musée des beaux-arts de Rennes, montre à quel point sous des aspects conservateurs l’artiste observait avec précision l’évolution de son temps. Cette œuvre d’art dont les couleurs sont posées en aplat, reste d’ailleurs historiquement très chargée : Devambez y montre en contrebas les pavillons de deux pays qui vont bientôt s’affronter, l’Allemagne nazie à droite et l’Union Soviétique à gauche. Sur fond de Guerre d’Espagne et de déclin du Front Populaire, le peintre réunit sur sa toile quelques-uns des trente millions de visiteurs qui ont parcouru cette exposition pendant six mois. Si jamais il peut aujourd’hui voir d’en haut celle du Petit Palais qui lui est entièrement consacrée, nul doute que Devambez a déjà pris ses pinceaux !