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La nature morte n’est pas morte
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Janvier 2023 | Temps de lecture : 25 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de l’exposition « Les Choses » qui se tient au musée du Louvre à Paris jusqu’au 23 janvier 2023.

Victor Hugo lui-même l’écrivait déjà dans ses Contemplations : « Car les choses et l’être ont un grand dialogue ». Ouvrons donc les yeux et les oreilles pour le percevoir, ce dialogue. Car les artistes ont sûrement été les premiers à prendre les choses au sérieux ! Et même bien avant la Grèce antique, contrairement à ce que les livres ont toujours essayé de nous faire croire. Il faut les voir, les haches votives sculptées 3500 ans avant J.-C. sur un bloc de granit du cairn breton de Gavrinis, pour mesurer à quel point l’homme honore les objets d’une représentation depuis bien plus longtemps que ça… Et sans avoir cessé de le faire pendant mille ans comme on l’a longtemps cru aussi !

Bref, il était temps que Laurence Bertrand Dorléac mène l’enquête pour redonner au genre de la nature morte ses lettres de noblesse… et prouver que la représentation des choses est un art beaucoup trop vivant pour garder ce nom générique inventé au XVIIe siècle, uniquement d’ailleurs dans le domaine spécialisé de l’histoire de l’art. Elle-même historienne de l’art, la commissaire de l’exposition qui fait l’événement au Louvre préfère à l’expression « nature morte » celle de « chose ».

Et c’est beau, ce titre. « Les Choses ». Ca fait penser au roman éponyme de Georges Perec, bien sûr. Mais ça convoque aussi Ponge, Alphant, Montalbetti, Kant, Heudegger, Garcia, Haraway, Harman, Barthes… Ca ouvre à tant de possibles ! « Des haches de la préhistoire au ready-made de Marcel Duchamp et aux collectes d’objets de Christian Boltanski, en passant par les mosaïques de l’Antiquité et la peinture des XVIe et XVIIe siècles, la représentation des choses par les artistes est toujours, en effet, une façon de parler de nous, de notre monde, de nos croyances, de nos affects », écrit Catherine Francblin dans le numéro du mois de novembre du magazine d’art contemporain artpress. La critique d’art et membre du comité de direction d’artpress apprécie la présence, parmi les plus de cent soixante-dix œuvres d’art rassemblées dans cette exposition, de nombreuses réalisations d’artistes contemporains. « Et, par conséquent, de toutes sortes de procédés et techniques éloignés de la vision traditionnelle », contribuant ainsi « à sortir les Choses du carcan de l’histoire de l’art ».

Soixante-dix ans après l’exposition « La Nature morte de l’Antiquité à nos jours », présentée par Charles Sterling (1901-1991) au musée de l’Orangerie à Paris, Laurence Bertrand Dorléac élargit donc le champ des possibles avec cette première manifestation de grande ampleur organisée depuis 1952 sur ce thème. Et abordant la représentation des choses depuis la préhistoire jusqu’à l’art contemporain. Mais la présidente de la Fondation nationale des sciences politiques, en collaboration avec Thibault Boulvain et Dimitri Salmon, rend également hommage au grand historien de l’art qui l’a précédée. Simplement, elle propose une nouvelle approche du sujet, entièrement renouvelée. Car comme le relève Catherine Francblin dans son article, le genre « possède, en outre, une indéniable actualité, compte tenu du déferlement des objets à l’ère consumériste, mais aussi des nombreuses questions apparues récemment, telles que la cause animale, le défi écologique ou la robotisation du monde ».

La section de l’exposition consacrée aux tableaux, sculptures et photos représentant des animaux morts touche évidemment une corde particulièrement sensible en ces temps de forte préoccupation du bien-être animal. La séquence est baptisée « La bête humaine » et réunit aussi bien le motif de l’animal mort que du morceau de viande. Motifs qui inspirent aux artistes des discours très différents sur l’humanité. Devant l’Agnus Dei (1635-1640) de Francisco de Zurbaran ou le Chat mort (vers 1820) de Théodore Géricault, on ressent toute la fragilité de l’existence. Mais dans Nature morte à la tête de mouton (1808-1812), c’est la cruauté des guerres que Francisco de Goya pointe sèchement, estime Catherine Francblin, tandis que selon elle Rembrandt exalte la grandeur de la peinture avec son Bœuf écorché (1655), et que Gustave Courbet affirme ses opinions politiques dans Trois truites de la Loue (1873). On verra aussi des lapins morts peints avec une étrange tendresse par Chardin ou l’étonnante Grive morte sculptée par Houdon, dont le plumage semble incroyablement velouté. Et que dire de Cabeza de vaca, la fameuse tête de vache photographiée par Andres Serrano à la fin des années 1980, dont le regard accusateur met si mal à l’aise le mangeur de viande complice des traitements infligés à son espèce ?

Tous les grands noms sont là en plus de ceux déjà évoqués ou qui le seront plus loin : les Matisse, Van Gogh, Foujita, Bonnard, Morandi, Spoerri… dialoguent donc avec les œuvres classiques majeures du Louvre et des grandes collections internationales, le tout articulé en quinze séquences parfaitement limpides et étonnamment fortes s’ouvrant également au cinéma.

La section que la journaliste d’artpress trouve toutefois particulièrement séduisante est celle qui se consacre au tout début du capitalisme, « quand les artistes commencent à faire étalage dans leurs œuvres de toutes les choses qui s’accumulent, s’échangent, s’achètent ». La marchandise occupe désormais tout l’espace du tableau. Les paysans disparaissent dans le lointain tant sont énormes les choux de Frans Snyders dans sa Nature morte aux légumes datée de 1610. Les tableaux du Flamand Joachim Beuckelaer (env.1535-env.1574) conversent magnifiquement avec le Foodscape (1964) tout aussi coloré d’Erro, de la même façon que Style Life, la fameuse vidéo de la coupe de fruits filmés en accéléré en train de pourrir en 2001 par Sam Taylor-Wood (l’artiste contemporaine anglaise signant désormais Sam Taylor-Johnson), semble répondre quatre siècles plus tard à la Coupe de cerises, prunes et melon (1633) de Louise Moillon. Parce que oui, même en art, les femmes artistes parvenaient autrefois plus facilement à se faire une place quand il s’agissait de s’occuper de nourriture…

« A la faveur de ces confrontations, les choses se dotent de nouvelles significations, mais se fait jour aussi, grâce à elles, la façon dont les mêmes objets sont repris et modifiés selon les époques », observe Catherine Francblin. Qui illustre son propos avec les tableaux de Marinus van Reymerswaele (vers 1535), Hieronymus Francken II (cers 1600) et l’autoportrait photographique d’Esther Ferrer (2002), ayant pour point commun de représenter d’énormes quantités de pièces de monnaie. Certes, ces œuvres d’art résonnent bien comme en écho. « Mais le premier dénonce l’attitude d’un collecteur d’impôts, le second l’avarice et l’amour des richesses, tandis que l’artiste contemporaine affiche son dégoût de l’argent dans son Europortrait où elle apparaît en train de vomir une cascade d’euros lors du passage de l’Europe à la monnaie unique », tient à préciser la journaliste. Le spectateur se retrouve donc ici comme dans une étrange galerie d’art où les œuvres d’art à vendre dénonceraient finalement… le fait d’être à vendre.

S’ouvrant avec la musique des Pink Floyd et les images de la scène finale du film d’Antonioni, Zabriskie Point (1970), qui montre les débris d’objets pulvérisés dans les airs après l’explosion de la villa, l’exposition « Les Choses » du Louvre, sous-titrée « Une histoire de la nature morte », se referme avec une image de Nan Goldin réalisée pendant le confinement : la photographie prise en mouvement, et donc floue, d’un bouquet de fleurs fanées, « lesquelles, devant nous, continuent à vivre au-delà de leur fin – et de la nôtre ». Retenant encore le visiteur à la frontière entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas…

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