Un art contemporain serbe sans frontière
A propos de la scène artistique émergente de Belgrade et de l’exposition au MoCaB de Mrdan Bajic.
Saviez-vous que la Serbie est une scène en plein essor dans le champ de l’art contemporain ? C’est ce que nous apprend, ou nous rappelle, le passionnant dossier que le magazine d’art contemporain Artpress, s’intéressant régulièrement à des scènes étrangères, consacre dans son numéro de novembre 2022 à la Serbie en général, et à Belgrade en particulier. Car selon Maja Kolaric, commissaire d’exposition et directrice du MoCaB, le musée d’art contemporain de Belgrade, « la Serbie a beaucoup à offrir au monde de l’art, mais celui-ci en sait décidément bien peu : la présence de l’art serbe sur la scène internationale ne rend pas justice à ses qualités ». Car même si certains artistes serbes, comme Marina Abramovic, pionnière de l’art corporel née en 1946 à Belgrade, ont réussi à se construire une notoriété au-delà des frontières, le monde des galeries d’art serbes commence effectivement seulement à apparaître, doucement mais sûrement, dans les foires d’art moderne et contemporain.
Comme le fait pourtant remarquer Maja Kolaric, « des artistes conceptuels ou des performeurs formés en Serbie ont marqué durablement la vie artistique mondiale ». Et de citer Katalin Ladik, l’une des plus éminentes représentantes de l’art expérimental en ex-Yougoslavie et en Hongrie, ou sa cadette Tanja Ostojic, dont l’affiche s’inspirant de L’Origine du monde de Courbet, pour suggérer ironiquement que les femmes étrangères n’étaient les bienvenues en Europe qu’à condition de retirer leurs sous-vêtements, avait fait scandale en 2005. Deux artistes « dont les pratiques abordent des questions liées au sexe, au genre, à l’égalité et au féminisme, articulant courageusement et ouvertement leurs peurs et leurs besoins, s’attaquant à l’image patriarcale idéalisée de leur pays », écrit Maja Kolaric. Deux artistes n’hésitant jamais non plus à manifester en faveur des Droits de l’Homme et d’une identité sexuelle et de genre vécue sans entrave.
« Dans d’autres médiums également, l’expérience personnelle – sensible par définition – d’artistes serbes, dont l’enfance et l’adolescence ont été marquées par la guerre, a suscité des représentations de souffrance humaine, de peur et des douleurs du déracinement, par exemple chez de grands artistes ayant marqué la culture française tels Dado ou Vladimir Velickovic », souligne la directrice du MoCaB. Dado étant le pseudonyme du peintre, dessinateur, graveur et sculpteur monténégrin Miodrag Duric (1933-2010), qui fut repéré par Jean Dubuffet à son arrivée à Paris en 1956. Lequel Dubuffet présenta d’ailleurs Dado au célèbre marchand d’art Marcel Cordier qui fit accéder l’artiste peintre à une renommée mondiale en se chargeant de ses œuvres d’art à vendre.
C’est toutefois le médium de la performance, héritière d’une puissante tradition conceptuelle, qui a conservé un rôle important dans la pratique de nombreux jeunes artistes, lesquels travaillent aussi bien les médiums traditionnels de l’art contemporain que les nouveaux comme les effets visuels, l’animation et l’art du jeu vidéo, semblant d’ailleurs connaître une époque privilégiée actuellement en Serbie, constate Maja Kolaric. Citant les célèbres performances solo aussi radicales que puissantes de Sanja Latinovic, née en 1983 en Serbie, vivant et travaillant à Belgrade, mais évoquant aussi les œuvres d’art de Sonja Radakovic, Ivana Ranisavljevic, Nemanja Ladic, Marta Jovanovic, Marina Markovic et beaucoup d’autres, la directrice du musée d’art contemporain de Belgrade souligne que « la plupart mettent en jeu la complexité du fonctionnement de l’individu au sein du monde d’aujourd’hui : contraintes, impératifs et pressions sociales sont ainsi souvent des métaphores des conditions et processus caractérisant la société ».
Les lieux d’exposition ont également fleuri en Serbie, et avec eux une multitude de propositions culturelles alternatives. Aux espaces reconnus comme la galerie d’art Remont, à Belgrade, qui font se rencontrer les œuvres d’art à vendre serbes et balkaniques depuis plusieurs décennies, se sont ajoutés de nouveaux espaces comme G12 Hub, le centre culturel Magacin et sa galerie d’art Ostavinska, le collectif Kvaka 22, ainsi que de nombreuses galeries d’art privées telles que Zvono, Haos, RIMA, BelArt, U10, Novembar, X Vitamin, Eugster, Manifesto ou NGVU. Des plateformes d’échanges culturels internationaux qui ont permis d’attirer l’attention du public sur leurs œuvres d’art à vendre au-delà des frontières de leur pays à de jeunes artistes, comme Vladimir Miladinovic, Vuk Cuk, Sas Tkacenko, Ivana Ivkovic, Emir Sehanovic, Marija Sevic, Nemanja Nikolic, Nina Ivanovic ou Lidija Delic.
Parmi les galeries d’art serbes intégrant un programme de résidences d’artistes, la directrice du MoCaB signale dans son article pour Artpress celle qui a été fondée au centre de Belgrade en 2017, Hestia, « dans le but de susciter un dialogue interculturel entre les scènes artistiques du Sud global, trop souvent exclues du discours dominant du monde de l’art ». Car en plus d’un espace d’exposition des œuvres d’art à vendre, « Hestia offre des possibilités de logement aux artistes en résidence, ainsi qu’une bibliothèque dont le catalogue fournit un panorama précieux de l’art contemporain en Amérique latine, au Moyen-Orient ou dans les Balkans ». Clément Bedel, Daniel Garcia Andujar, Ana Vujovic, Louis-Cyprien Rials, Mark Pozlep, Vangjush Vellahu, Branislav Nikolic, Radenko Milak, Domingos de Barros Octaviano, Jorge Marin, Natasa Kokic, Nicolas Grum ou le collectif diSTRUKTURA y ont été exposés.
« Dernière née des galeries d’art contemporain en Serbie, DOTS, à proximité immédiate du parc de Kalemegdan au centre de Belgrade, vient, elle, d’annoncer son programme inaugural avec une exposition de la star mondiale Kiki Smith : Humans and Other Animals », nous signale encore Maja Kolaric. Qui évoque encore le Salon d’octobre devenu la biennale de Belgrade, où depuis 2007 un jury international décerne « le prix du Salon d’octobre, généralement considéré comme le plus prestigieux d’ex-Yougoslavie pour la création artistique », avant de développer tout de même quelques passionnants paragraphes à l’institution qu’elle dirige, certainement la plus importante dans le domaine de l’art contemporain en Serbie : le fameux MoCaB, ou musée d’art contemporain de Belgrade. Il faut dire qu’à lui seul, le joyaux architectural qu’est le bâtiment moderniste créé par Ivan Antic et Ivanka Raspopovic, construit en 1965 au confluent de la Save et du Danube, sur la base d’une galerie d’art moderne inaugurée en 1958, mérite le détour.
Rouvert au public en 2017 après une rénovation si importante qu’elle a nécessité une reconstruction intégrale, le MoCaB accueille de prestigieuses expositions en plus d’être un fonds d’archives et un centre de documentation exceptionnel sur tous les phénomènes et pratiques artistiques majeurs de l’espace culturel de l’ex-Yougoslavie du milieu du XXe siècle à nos jours. Après la rétrospective de Marina Abramovic, The Cleaner, en 2019-2020, puis l’exposition cet été d’Erwin Wurm, One Minute Forever, l’un des événements les plus importants et ambitieux consacrés à l’artiste autrichien, le MoCaB présente jusqu’au 23 janvier 2023 une rétrospective de Mrdan Bajic. L’œuvre immense de cet artiste prolifique, qui a fait ses débuts à Belgrade au milieu des années 1980 dans le domaine de la sculpture, se déploie sur les cinq étages du musée.