La science-fiction inspire l’art
Et si l’Homme avait pendant longtemps eu si peur d’assister à l’effondrement du capitalisme… qu’il avait finalement préféré envisager la fin du monde ? Et si en réalité l’humanité avait les moyens, matériels et intellectuels, de construire une nouvelle façon de cohabiter, avec elle-même et avec la nature ? C’est au fond le message d’espoir que distille la splendide exposition du Centre Pompidou-Metz, intitulée « Les portes du possible – Art & science-fiction », visible jusqu’au 10 avril 2023. Car depuis que l’industrialisation a débridé les imaginaires, en faisant naître au XIXe siècle en Europe des récits fantastiques comme ceux de Jules Verne, qu’il qualifiait lui-même d’ « anticipation scientifique », de H.G. Wells ou de Mary Shelley, la science-fiction est rapidement devenue une œuvre d’art internationale à elle toute seule ! Une œuvre et un genre littéraire, certes. Vingt mille lieues sous les mers, De la Terre à la Lune, La Machine à explorer le temps, La Guerre des Mondes ou Frankenstein, ont essaimé à grande vitesse, et sont ainsi nées toutes sortes de publications, à commencer par les fameux pulps aux Etats-Unis après la Grande Guerre.
C’est un certain Hugo Gernsback qui a créé Amazing Stories, le premier magazine exclusivement dédié au genre que le romancier et éditeur baptisera « science-fiction ». Sauf que très vite, l’illustration en fut la clé de voûte. Et qu’à partir de là, tous les arts plastiques ont pu s’en emparer allègrement. Bande dessinée, peinture, sculpture, architecture, vidéo… La preuve en quelque deux cents œuvres d’art exposées au Centre Pompidou-Metz dans une scénographie époustouflante, dont l’esthétisme séduira même les plus hermétiques à la science-fiction qui peu à peu, au fil du parcours, se retrouveront finalement à se passionner à leur tour pour cette forme de réflexion critique ébranlant tous les remparts de la pensée dominante.
Tableaux, installations, sculptures, films… Artistes plasticiens, écrivains, architectes, cinéastes… Ils sont tous à Metz pour dérouler un panorama débutant à la fin des années 1960 et conduisant jusqu’à nos jours. Cette exposition phare propose aux visiteurs une immersion totale en 2 300 m2 dans cette science-fiction devenue un véritable laboratoire d’hypothèses, qui manipulent et extrapolent les normes et dogmes répressifs du monde actuel, ses ambitions, ses affres sociales, ses chances et ses périls. Lumière est faite de façon radicale sur les liens unissant fantasmes et réalité. Futur et présent. « La science-fiction, c’est l’art du possible », déclarait l’écrivain américain Ray Bradbury. Alors ici, tout est possible. Inspirante, voilà une exposition très inspirée dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle suscite le débat.
« La SF est une littérature des marges, nous allons donc les montrer », expliquait Alexandra Müller, la commissaire d’exposition, en présentant ce projet aux journalistes, notamment ceux de Beaux Arts Magazine, le mensuel qui consacre en ce mois de décembre un dossier complet à la rencontre de l’art et de la science-fiction. « L’idée est de considérer la science-fiction non comme un genre, mais comme une méthode de pensée, qui consiste à remettre en question nos acquis, notre mode de fonctionnement, le système ultra-libéraliste dans lequel on se trouve », prévient-elle. Ainsi des artistes comme Ilya Kabakov, Kiki Kogelnik, Laurent Grasso, Lee Bul, OtobongNkanga et bien d’autres y explorent-ils les possibilités d’un monde plus clément.
Laurent Grasso que l’on peut aussi retrouver à Paris, avec « Anima », jusqu’au 18 février au collège des Bernardins. L’artiste contemporain né en 1972 à Mulhouse, aujourd’hui représenté par les galeries d’art Perrotin et Sean Kelly, vit et travaille entre Paris et New York. Installationniste et vidéaste, il joue d’apparitions mystiques et de phénomènes paranormaux pour s’emparer de la nef des Bernardins avec une grâce aussi étrange qu’inquiétante.
Dans l’historique salle des Gens d’armes de la Conciergerie, à Paris, c’est Théo Mercier qui présentejusqu’au 8 janvier « The Sleeping Chapter », troisième chapitre de son triptyque « Outremonde ». L’artiste contemporain né à Paris en 1984 vit et travaille quant à lui entre Paris, Mexico et Marseille. Sculpteur et metteur en scène, il propose ici une traversée réparatrice dans les sommeils et les rêves blessés, en créant in situ un rêve de sable d’où émergent des fragments d’architecture. Comme un voyage dans le temps et dans la nuit des temps.
Enfin, Beaux Arts Magazine a repéré aussi pour son lien évident entre art et science-fiction l’exposition visible à la galerie d’art parisienne Nathalie Obadia jusqu’au 23 décembre : « Andres Serrano – The Robots ». Le photographe contemporain américain né en 1950 à New York s’est fait connaître par la place que ses images font au corps, que ce soit sous forme de portraits, de dépouilles, de mises en scène… ou de matières corporelles. Avec cette nouvelle exposition de photographies, il explore ici nos liens avec la machine et ses potentielles dérives, en jouant sur l’ambiguïté et la nostalgie de ces jouets devenus grands.
Même si la science-fiction était à son zénith dans les années 1970, elle déchaine toujours les passions. « Déjà en 1939 », écrit Daphné Bétard dans Beaux Arts Magazine, « lors de l’Exposition universelle de New York, le Futurama conçu par Norman Bel Geddes, décorateur de théâtre et designer industriel, fait sensation en donnant à voir la ville vingt ans plus tard, avec un système d’autoroutes automatisées traversant tous les Etats-Unis. Cette appétence des architectes mais aussi des designers pour la science-fiction fit l’objet d’une exposition foisonnante au Mudam à Luxembourg en 2007. Intitulée « TomorrowNow – When Design Meets Science Fiction », elle associait les maquettes de construction dignes d’un vaisseau spatial de l’agence Coop Himmelb(l)au, le fauteuil futuriste d’Eero Aarnio, boule pivotante à moitié fermée, les looks inédits d’André Courrèges avec jupes trapèze et bottines blanches vernies pour se sentir en apesanteur, les folles créations réalisées par le maquilleur prothésiste Stephan Dupuis pour les films de David Cronenberg… »
Il n’est que de voir aujourd’hui au centre Pompidou-Metz « Is More Than This More Than This », le monstrueux personnage géant de John Isaac, sculpture incarnant nos sociétés consuméristes viles et aveugles, poser devant le fameux panneau de Cities of the avant-garde du studio Wai Architecture Think Tank, pour constater que parmi les projets représentés dans cet assemblage d’une centaine d’architectures utopiques, depuis le dôme géodésique de Richard Buckminster Fuller pour couvrir Manhattan jusqu’au château dans le ciel de Miyazaki, en passant par le Monument à la Troisième Internationale de forme hélicoïdale de Vladimir Tatline… les plus vraisemblables ne sont pas forcément ceux qu’on imagine !