Le Musée des beaux-arts de Lyon donne chair à l’œuvre de Poussin
L’amour, l’amour, l’amour… dont on parle toujours… chantait Mouloudji. Est-ce parce qu’il fallait absolument sortir l’artillerie lourde pour donner envie au grand public de venir visiter une exposition consacrée à Poussin, que le Musée des beaux-arts de Lyon a misé sur un thème d’autant plus séduisant qu’il s’auréole d’érotisme ? L’histoire ne le dit pas officiellement. Mais quand on sait à quel point Nicolas Poussin (1594-1665) traîne aujourd’hui dans son sillage une réputation de classicisme glacial, d’intellectualisme abscons, on peut penser qu’il était effectivementtemps de réchauffer tout ça !
Ce qui n’est pas aussi difficile qu’on aurait pu l’imaginer : ce peintre français « propulsé chef de fil de l’académisme quelques années après son trépas », comme le rappelle Isabelle Manca-Cunert dans son article pour le magazine L’Oeil de ce mois de décembre, n’a jamais hésité à faire dans le genre coquin lorsqu’il s’agissait de peindre des tableaux à vendre aux riches amateurs éclairés de son temps. Sauf que ces tableaux-là ne sont pas forcément ceux qui sont restés dans la postérité, bienséance oblige. Certains ont même « été désattribués par les meilleurs experts de Poussin, qui les jugeaient vulgaires et même pornographiques », précise la journaliste.
« Cette vision tronquée et biaisée de son œuvre, dont on commence tout juste à sortir, remonte très tôt, car, dès le XVIIe siècle, des tableaux licencieux sont amendés, voire vandalisés. Le grand amateur d’art Loménie de Brienne raconte ainsi, sans sourciller, avoir découpé un tableau de Vénus contrevenant aux bonnes mœurs. Tandis que d’importantes lacunes observées sur le fessier de voluptueuses beautés témoignent encore du traitement infligé à ces tableaux de Poussin jugés indignes. » Et Isabelle Manca-Cunert d’ajouter, pleine d’espoir : « Gageons que l’heure est enfin venue d’admirer Poussin sans filtre ni préjugé ! »
L’exposition « Poussin et l’amour », visible jusqu’au 5 mars 2023 au Musée des beaux-arts de Lyon et organisée en partenariat avec le musée du Louvre, est donc une formidable occasion de découvrir une peinture beaucoup plus gourmande et sensuelle qu’on ne l’imaginait, bien loin de cette peinture trop froide et trop intellectuelle souvent attribuée à Poussin dans l’imaginaire collectif. Poussin qui fut même, bien après sa mort, érigé en héraut de la querelle du coloris, cette fameuse dispute esthétique qui anima la scène culturelle du dernier quart du Grand Siècle, ce temps du règne de Louis XIV. Tandis que Poussin représentait le dessin, Rubens représentait la couleur, pour des peintres prompts à s’affronter dans ce débat très vivace opposant de manière très schématique les tenants d’un art « à la Poussin », qui serait donc régi par la règle, la technique et l’idéal, aux adeptes de la spontanéité, de la nature et de la liberté.
Au Musée des beaux-arts de Lyon, on n’a aucun doute : « Le génie de Nicolas Poussin n’a pas encore livré ses secrets. L’artiste est toujours considéré comme difficile, sévère. C’est le maître de l’école classique française, l’archétype du peintre philosophe. Qui sait aujourd’hui qu’il s’est également adonné au pur plaisir de peindre, en déployant une iconographie des plus licencieuses ? », interrogent les trois commissaires de cette exposition. « C’est grâce au thème de l’Amour, qui a rarement été aussi central dans l’œuvre d’un artiste, que nous voudrions faire découvrir ce Poussin méconnu, sensuel, séducteur et séduisant. »
Il n’est que de regarder Vénus épiée par deux satyres, un tableau peint vers 1626, exceptionnellement prêté par le musée des beaux-arts de Zurich, pour mesurer le niveau de provocation que pouvait atteindre Poussin. Il y est clairement représentée une scène de masturbation collective. Et l’audace de cette scène la situe résolument dans le registre de l’interdit en pleine Europe du XVIIe siècle. L’artiste n’en avait cure. Installé à Rome depuis peu, où personne ne le connaissait, il produisait allègrement ce genre de peintures comme autant de tableaux à vendre pour vivre de son travail, et il était très demandé par les amateurs de son marché de l’art personnel.
La Mort de Chioné, l’une des récentes acquisitions du Musée des beaux-arts de Lyon, est le point de départ de cette exposition déroulant le fil rouge de cette thématique de l’amour. Le tableau peint par Nicolas Poussindirectement à Lyon vers 1622, pour répondre à la commande d’un soyeux lyonnais, Silvio I Reynon, est une œuvre de jeunesse du peintre, qui partira deux ans plus tard s’installer à Rome sans aucun protecteur. L’époque n’était pas aux galeries d’art ayant pignon sur rue, mais bien aux salons privés de la bonne société. Déjà l’amour et la sensualité affleurent dans ce tableau directement inspiré par Les Métamorphoses d’Ovide. Ce corps de femme nue, la langue transpercée par une flèche mortelle tirée par la déesse Diane comme un châtiment pour Chioné ayant osé se vanter d’être plus belle que le Dieux, incarne parfaitement le thème de l’amour qui sera décliné toute sa vie par Poussin.
Mais alors que s’est-il donc passé pour que celui qui fut qualifié de « dieu de la peinture », de « plus grand peintre français », voire de « plus grand peintre » tout court, celui qui fut porté aux nues par ses émules, celui qui deux siècles après sa disparition jouissait encore d’une renommée inégalée… finisse en France par se figer dans une réputation d’austérité décourageante ? « Si l’artiste ne suscite plus le même engouement que par le passé, c’est à la fois une question de mode, de sensibilité esthétique, mais aussi à cause de la perte de références intellectuelles et culturelles qui étaient hier le socle commun de connaissances des amateurs d’art », avance Isabelle Manca-Cunert. « Difficile de s’enthousiasmer pour un artiste exigeant, dont l’œuvre nécessite une grande culture visuelle et livresque pour être appréciée à sa juste valeur, quand on ne possède plus les clés de lecture. »
La conservatrice en chef du patrimoine au Musée des beaux-arts de Lyon, responsable des peintures et sculptures anciennes et commissaire de l’exposition, Ludmilla Virassamynaïken, le reconnaît : « Il y a des historiens de l’art, y compris des dix-septièmistes, qui estiment que Poussin n’est ni un bon dessinateur ni un bon peintre. Pourtant, ces mêmes personnes reconnaissent que c’est un grand artiste de par ses capacités d’invention, de composition et d’expression des affetti. Ses détracteurs trouvent que sa peinture n’exerce pas de séduction, ils ne ressentent pas le plaisir de peindre ; son traitement pictural paraît sec. »
Quand on pense que des générations d’artistes ont encensé ce peintre, de Le Brun à Picasso, en passant par David, Delacroix, Corot ou Cézanne, que Diderot ne tarissait pas d’éloges sur Poussin, que Rousseau affirmait qu’une seule peinture l’avait frappé dans sa vie : Le Déluge, de Poussin… Que le peintre est également resté une source d’inspiration pour des artistes contemporains et des écrivains comme Philippe Sollers ou Claude Lévi-Strauss… on n’a qu’une envie : aller à Lyon se faire sa propre opinion.