La noblesse matérielle de l’art
A propos du travail de Caroline Achaintre, dont les grandes réalisations en laine tuftée mais aussi les structures en vannerie et en céramique sont de plus en plus visibles sur la scène actuelle de l’art contemporain.
Laine tuftée, céramique, vannerie… Parce que son œuvre est représentative d’une évolution de la scène contemporaine vers des travaux qui affirment leur matérialité, Caroline Achaintre se prête ce mois-ci au jeu de la conversation avec Romain Mathieu dans le numéro anniversaire d’Artpress, le magazine de l’art contemporain qui fête ses 50 ans en faisant un tour d’horizon des grandes tendances d’aujourd’hui. Le critique d’art et enseignant à l’Ecole supérieure d’art et design de Saint-Etienne, co-commissaire d’Après l’école, biennale artpress des jeunes artistes, s’est toujours intéressé aux pratiques craft dans l’art contemporain. C’est-à-dire aux pratiques mêlant art et techniques artisanales. Une tendance qui semble avoir à nouveau le vent en poupe, même si le mouvement « Arts and Crafts » né en Angleterre dans les années 1860 avait cessé de s’y développer peu après la fin de l’époque victorienne, non sans avoir largement influencé l’Art Nouveau belge et français, aussi bien dans les domaines des arts visuels, de l’architecture, des arts décoratifs, des peintures et des sculptures.
Représentée depuis 2017 par la galerie d’art « Art : Concept » à Paris, Caroline Achaintre y présente des œuvres d’art à vendre en forme de créatures hybrides, abstraites et figuratives à la fois, transformant le lieu d’exposition en une sorte de théâtre où dialoguent des personnages mi-fantastiques, mi-fantômatiques, inspirés aussi bien par le carnaval européen, le Primitivisme, l’Expressionnisme allemand, la science-fiction ou « l’inquiétante étrangeté » de Sigmund Freud. Ses installations dans lesquelles de grandes « tapisseries » colorées dialoguent avec des céramiques anthropomorphiques, où visages amphibiens et masques fétichistes ou carnavalesques se côtoient… tiennent tout autant de l’étalage marchand que du cabinet ethnographique.
« Convoquer le fantastique ou l’animisme est-il une manière de montrer une autre relation au monde, à la nature ? » demande Romain Mathieu à Caroline Achaintre. « Il y a assurément un lien. Pour moi, l’art est un moyen d’évasion. C’est une porte vers une autre façon de voir les choses ou de les faire bouger. » C’est que l’artiste née en 1969 à Toulouse, ayant grandi en Allemagne avant d’aller faire ses études à Londres, en a vu s’ouvrir beaucoup, des portes. Son travail témoigne donc aujourd’hui, d’une part, de la singularité de son parcours, qui l’aura menée d’une forge en Allemagne à l’atelier textile du Goldsmiths College de Londres, et d’autre part, de l’éclectisme de ses inspirations qui la font se nourrir aussi bien du primitivisme revendiqué de Die Brücke que du design post-modern du groupe Memphis, du surréalisme d’André Breton, de la commedia dell’arte, des arts premiers selon Picasso ou encore des cultures urbaines.
Dans son travail, l’artiste s’empare de techniques traditionnelles, comme le tuftage, cette application au pistolet de poils de laine sur l’envers d’un canevas, la céramique ou la vannerie, pour insuffler vie aux dessins dans lesquels toutes ses œuvres d’art actuellement sur le marché de l’art contemporain trouvent leur origine. L’idée est bien d’évoquer la possible coexistence de plusieurs personnages au sein d’un même être et les tensions que génère cette dualité. « Je pense que nous sommes bien plus qu’un seul personnage », confie Caroline Achaintre à Romain Mathieu dans artpress. « J’ai vraiment fait beaucoup d’œuvres avec l’idée que plus d’une entité doit partager un corps. Il y a un glissement entre l’objet et le sujet mais aussi une coexistence entre sujets différents. Cet aspect ouvre vers une relative performativité des pièces. Je n’ai fait qu’une seule performance mais j’aime le fait que les œuvres aient cette potentialité. » La force du travail de Caroline Achaintre est bien de questionner notre propre capacité d’être au monde en tant qu’individu défini par une identité complexe et multiple.
En plus des galeries d’art où elles sont présentes, ses œuvres d’art font aujourd’hui partie aussi de plusieurs collections publiques : CAPC à Bordeaux, Tate Britain à Londres, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Centre national des arts plastiques à Paris, FRAC Aquitaine à Bordeaux et FRAC Champagne-Ardenne à Reims. Il faut dire que ces dernières années lui ont également offert une belle visibilité grâce à de prestigieuses expositions personnelles. Comme celle de la Tate Britain en 2015, du MO.CO. à Montpellier en 2019, du CAPC-musée d’art contemporain de Bordeaux et de la fondation Giuliani de Rome en 2020, du Kunstmuseum de Ravensburg en 2021… sans compter les expositions collectives récentes auxquelles a participé Caroline Achaintre : les Flammes, au Musée d’art moderne de Paris en 2021, et Contre-nature au MO.CO. en 2022.
D’où la question de Romain Mathieu : « quel regard portez-vous sur la scène de l’art en France et en Angleterre ? Voyez-vous des différences entre les deux ? » A quoi l’artiste, vivant désormais à Londres mais fascinée par ce qui se passe en France dans l’art contemporain, peut effectivement répondre qu’elle a « l’impression que cette ouverture à la matérialité a eu lieu en France plus tôt qu’au Royaume-Uni et assurément plus tôt qu’en Allemagne. Quand j’ai commencé à travailler avec le tufting – on appelle ça de la tapisserie maintenant mais ce n’est pas tissé -, j’ai toujours été amenée à le justifier ou à le classer : est-ce de l’art ou de l’artisanat ? Serait-ce du post-féminisme ? Ce qui est déjà une meilleure question. D’autres me demandaient : pourquoi faire des choses avec vos mains ? Aujourd’hui, on voit beaucoup d’artistes qui travaillent de cette façon. J’ai senti qu’il y avait une certaine ouverture en France, surtout lorsque j’ai débuté mon travail avec la céramique. »
Comme le fait remarquer Romain Mathieu en s’adressant à Caroline Achaintre, « vous avez indiqué que votre décision d’utiliser la laine était un choix conceptuel, lié à votre intérêt pour le concept « d’inquiétante étrangeté », et pas celui d’une pratique artisanale. Néanmoins, dans votre travail, les matériaux, la main, jouent un rôle essentiel. La vannerie s’est ensuite ajoutée à la laine et à la céramique. Il y a donc bien un lien à l’artisanat. » Après avoir précisé qu’elle avait travaillé comme forgeron avant de devenir artiste, Caroline Achaintre suppose que pendant ses deux ans d’études artistiques en Allemagne, elle a d’abord « capté l’esprit de ce que j’appelle le travail post-conceptuel », et qu’elle a « essayé de se débarrasser de la matérialité ». Film, photographie, elle s’est ensuite mise à combiner les médias lorsqu’elle a rejoint le Chelsea College, « mais très vite, j’ai recommencé à fabriquer des objets ». L’artiste est parfaitement lucide : « Je pense que j’ai toujours eu ces deux affinités mais je ne pourrais jamais nier mon attraction pour la matérialité. »