Vermeer fait le buzz
Ce mois-ci, Beaux Arts Magazine fait du teasing. En consacrant sa couverture et un beau dossier illustré à l’exposition Vermeer qui va se tenir à Amsterdam du 10 février au 4 juin, le magazine d’art nous donne toute la mesure de l’événement, sans pour autant nous confier son ressenti face à l’accrochage du Rijksmuseum puisqu’il n’a pas encore été dévoilé à la presse au moment de la rédaction de cet article. En tout cas, aucun doute : voilà qui donne très envie de faire le déplacement ! Ne serait-ce que parce qu’un record est battu : 28 des 34 tableaux aujourd’hui officiellement attribués dans le monde entier à Johannes Vermeer (1632-1675) seront réunis en un seul lieu par le jeu de prêts exceptionnels. Il y en avait 22 dans l’exposition du Mauritshuis de La Haye en 1996, et 12 au Louvre en 2017. L’exploit est donc médiatique. Mais depuis que Nestlé a adopté sa Laitière pour l’installer au rayon frais au début des années 1970, Vermeer n’est-il pas devenu un champion du marketing ?
Lui dont le père tisserand proposait au XVIIe siècle dans son auberge de Delft des tableaux à vendre aussi bien que des tapis, lui qui croula toute sa vie sous les dettes pour nourrir ses onze ou quinze enfants, jusqu’à mourir ruiné à l’âge de 43 ans… n’aurait sûrement pas dédaigné cette notoriété devenue phénoménale. Forcément rentable aujourd’hui pour d’autres que lui. Et méritée. Car la rareté de ses œuvres d’art à vendre et le mystère entourant sa vie et sa peinture ne sont pas les seules explications à son succès populaire international. Il n’est que de constater, face à ses tableaux, la perfection formelle et l’intensité psychologique de ses compositions pour s’incliner. Sans compter que le coup de balai qu’il donne en plein XVIIe siècle à la peinture religieuse et d’histoire fait un bien fou ! Avec ses scènes de genre intimistes, Johannes Vermeer n’est clairement pas devenu pour rien l’un des plus grands maîtres du Siècle d’or hollandais, à l’égal de Rembrandt et Frans Hals.
Sans doute parce qu’un riche collectionneur de Delft les achetait systématiquement, les deux ou trois tableaux que Vermeer peignait par an ont mis beaucoup de temps à prendre place dans le monde. Après environ un siècle et demi d’oubli, celui qui va désormais être surnommé le « sphinx de Delft » tant sa vie et son œuvre sont nimbées de mystère, est remis en lumière à partir des années 1860 par le critique d’art français Etienne-Joseph Théophile Thoré (1807-1869). Ardent militant républicain ayant été contraint de s’exiler dès 1849, le journaliste et historien d’art avait été subjugué par la Vue de Delft découverte à La Haye au détour de ses pérégrinations dans les musées étrangers. Par La Ruelle aussi. Les deux seuls paysages du corpus connu de Vermeer. Ainsi avait-il entrepris de se lancer dans la quête de tous les tableaux possiblement peints par Vermeer, mettant toute son expertise au service de la redécouverte du maître de Delft, et signant de nombreux articles à sa gloire, de son nom de plume, William Bürger.
« Partant de la Vue de Delft, l’expert fait émerger ses premières œuvres et le mouvement se poursuit les décennies suivantes, qui voient plusieurs toiles jusque là attribuées à Pieter de Hooch ou Gabriel Metsu lui être rendues », note Daphné Bétard dans son article pour Beaux Arts Magazine. Car le marché de l’art a vite dû se méfier des petits malins prêts à tout pour tirer un meilleur prix de leurs tableaux à vendre non identifiés. « Outre la supercherie de Han van Meegeren, arrêté en juin 1945 pour avoir peint six faux Vermeer et dupé les plus grands historiens de l’art, certaines authentifications sont encore discutées. Dernièrement, la National Gallery of Art de Washington a désattribué une toile de sa collection, la Fille à la flûte, faisant chuter le corpus total de son œuvre peint de 35 à 34 tableaux. Par effet de ricochet, la Fille au chapeau rouge, également à Washington, de facture très proche, se retrouve elle aussi sujette à caution. Quant à la Sainte Praxède, vendue comme une œuvre de jeunesse pour 6,2 M£ - somme relativement faible liée aux doutes qu’elle suscite - , et la Jeune Femme assise au virginal, toutes deux en mains privées, elles sont loin de faire l’unanimité chez les spécialistes. »
N’empêche. « Depuis que j’ai vu au musée de La Haye la Vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde », écrit Marcel Proust en 1921. « Dans Du côté de chez Swann, je n’ai pas pu m’empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Vermeer. » Décidément, avec ce fameux paysage montrant le port de Delft et la ville, à l’arrière, avec ses fortifications, la petite porte de Kethel et la grande porte de Schiedam surmontée d’un clocher (au centre), ainsi que la porte de Rotterdam aux deux tours (à droite), dans l’ombre du nuage sombre qui survole la cité, peint à l’huile en 1660 ou 1661, Johannes Vermeer a tapé dans le mille. En plus de sa Laitière peinte vers 1658 et désormais associée à une marque publicitaire de yaourts et autres desserts lactés, il faut bien entendu mentionner aussi la Jeune Fille à la perle entre autres stars parmi les chefs-d’œuvre de Vermeer. Qui a d’ailleurs récemment été prise pour cible par des militants écologistes.
Laitière de Vermeer |
Jeune Fille à la perle de Vermeer |
« On se presse des quatre coins du monde pour venir voir la belle installée à La Haye, aux Pays-Bas, on défile devant elle, on joue des coudes pour prendre selfies et photos », raconte la journaliste de Beaux Arts Magazine à propos de la Jeune Fille à la perle de Johannes Vermeer. « Elle a même inspiré en 1999 un best-seller à la romancière Tracy Chevalier, adapté dans la foulée au cinéma où elle est incarnée par l’actrice hollywoodienne Scarlett Johansson. Surnommée « La Joconde du Nord », la Jeune Fille à la perle (…) souffre du même mal que Monna Lisa. Tellement citée, détournée, reproduite à tout-va dans des spots publicitaires, à la une des magazines et même dans d’autres œuvres, que sa renommée, son statut d’icône, sa valeur inestimable nous tiennent à distance, empêchant la rencontre d’avoir lieu. »
Espérons que malgré l’énorme succès que va forcément remporter l’exposition du Rijksmuseum, les visiteurs au coude à coude pourront rencontrer les oeuvres de Vermeer. Comme La Jeune Fille lisant une lettre devant une fenêtre ouverte (1657-1658), de la Galerie de peinture des Vieux Maîtres de Dresde, récemment restaurée et montrée pour la première fois aux Pays-Bas, ou La Fille interrompue dans sa musique (1659-1661), L’Officier et la fille qui rit (1657-1658) et La Maîtresse et la servante (1665-1667), les trois précieux tableaux de la Frick Collection de New York qui seront présentés ensemble pour la première fois en dehors de New York, depuis leur acquisition il y a plus d’un siècle.