Qu’est-ce qu’un paysage ?
A propos de l’exposition « Paysage. Fenêtre sur la nature », visible au Louvre-Lens jusqu’au 24 juillet.
Une passionnante exposition raconte l’histoire de la peinture de paysage au Louvre-Lens. Posant la question en beauté : depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, qu’est-ce qu’un paysage sous l’angle artistique ? De quoi plonger à pieds joints dans la peinture de paysage avec des œuvres de Monet, Hokusai ou O'Keeffe, avec en prime, ce qui ne gâche rien, une scénographie d'exception.
Depuis la Renaissance, par la peinture, les artistes rejouent à leur manière les mythes de la Création, en représentant ciel, terre, mer, lumière et ténèbres. Les instantanés chatoyants des impressionnistes, les brumes fugitives des peintures de montagne et d’eau chinoises (shanshui), les mille et une vues des estampes japonaises, toutes ces œuvres murmurent des messages faits de clarté et d’ombres. Ce langage codé trouve son origine dans ce que le XVIIe siècle a nommé les « ornements de la nature » : arbres, végétaux, rochers, ruisseaux...
Afin de le décrypter, ce langage, l’exposition visible à Lens plonge aux sources des représentations artistiques et suit l’artiste dans les étapes de son travail, depuis l’esquisse préparatoire jusqu’à l’œuvre achevée. Elle explore ainsi différents types de paysages et de points de vue sur la nature, du petit dessin jusqu’au gigantesque panorama, de la plaine paisible jusqu’aux volcans menaçants, de l’instant éphémère jusqu’à la vision d’éternité, de la figuration jusqu’à l’abstraction.
Les énigmes sont nombreuses : de quels lieux s’agit-il ? Quels outils utilisent les artistes ? Quel est leur rapport aux sciences de leur temps ? Que ressentent-ils face aux sites naturels ? Et finalement, un paysage peint est-il une œuvre d’art à vendre pour satisfaire des amateurs de fenêtres ouvertes dans leur intérieur sur la nature, pour alimenter le marché de l’art et approvisionner les galeries d’art, ou une expérience quasi mystique de l’artiste pour ne faire qu’un avec la nature ?
Outre les œuvres en elles-mêmes – célèbres ou plus inattendues –, l’exposition présente des objets permettant de répondre à ces questions, par exemple des manuels pédagogiques écrits par les artistes ou des ustensiles employés en atelier ou en plein air. Tous permettent de suivre les amateurs dans leurs intérieurs où le paysage se fait décor, mais aussi les artistes durant leurs expéditions, dans leurs jardins ou plus loin.
Dans notre monde, aujourd’hui totalement métamorphosé par l’activité humaine, les thèmes du paysage et de la nature sont d’une actualité brûlante ; les œuvres d’art les questionnent à leur manière et démontrent, s’il le fallait, à quel point sont liés art et paysage. A l’occasion de cette exposition, le magazine L’Oeil du mois de juin offre à ses lecteurs six clés pour mieux comprendre la peinture de paysage, à partir d’une sélection de six œuvres d’art exposées.
Le Printemps, de Jean-François Millet,
Avec Le Printemps, de Jean-François Millet, la journaliste illustre le sentiment animiste qui est particulièrement prégnant dans le cycle des quatre saisons conçu par le peintre du XIXe siècle. Il s’agit ici de parler de création. « Depuis la Renaissance et l’affirmation de la peinture comme fenêtre ouverte sur la nature, le paysage a acquis une dimension à la fois mimétique et presque démiurgique », écrit Isabelle Manca-Kunert. « En réinventant un monde en miniature, l’artiste agit en effet tel un dieu créateur modelant son univers à sa guise. Cette dimension sacrée, étroitement liée à la métaphore de la création divine, explique la prédominance du thème du paysage biblique dans la peinture occidentale ; ainsi, on ne compte plus le nombre d’artistes ayant dépeint le paradis, qu’il soit terrestre ou perdu. Si, au fil des siècles, la connotation religieuse s’estompe, la tonalité panthéiste de la nature demeure en revanche une constante. »
Arbre brisé au Kerket, près de Meyringen, d’Alexandre Calame
La seconde clé passe par la notion de personnage. « On considère souvent à tort l’art du paysage comme une invention du XIXe siècle indissociable de la pratique de plein air », fait remarquer la journaliste de L’Oeil. « Or, le paysage est presque aussi ancien que la peinture. Dès le XVIIe siècle, ce genre est même théorisé et sa pratique très codifiée. » Avec Arbre brisé au Kerket, près de Meyringen, d’Alexandre Calame, nous avons un formidable exemple de l’intérêt tout particulier des artistes pour les arbres remarquables par leur taille ou leur physionomie. « L’arbre s’impose progressivement comme un motif en soi, une sorte d’alter ego de l’artiste, et les peintres tirent de leur contemplation de saisissants portraits », constate Isabelle Manca-Kunert.
Vue du Forum le matin, peinte par Louise Joséphine Sarazin de Belmont
L’atmosphère est bien entendu la troisième clé pour aborder la peinture de paysage. Avec l’exemple de cette vaporeuse Vue du Forum le matin, peinte par Louise Joséphine Sarazin de Belmont en 1860, le magazine d’art nous rappelle combien le tableau de ruines s’est logiquement imposé comme le sujet à la mode après la redécouverte des ruines gréco-romaines à la fin du XVIIIe siècle, suscitant une vague d’anticomanie qui va exciter l’Europe entière. « Pour les artistes, il a l’avantage d’offrir un répertoire de sujets inépuisable, mais surtout de renouveler en profondeur le genre du paysage historique en lui conférant une dimension topographique très séduisante. »
Sadak à la recherche des eaux de l’oubli - John Martin
A l’opposé des paysages idylliques recréés du bout du pinceau, il y a le fameux « sublime », cette esthétique singulière théorisée par le philosophe Edmund Burke comme provoquant « une terreur délicieuse ». Ce sentiment dérangeant naissant de la contemplation mêlée d’effroi. Les artistes romantiques vont rivaliser de talent pour s’en emparer, puisant aussi bien dans leur imaginaire que dans les descriptions littéraires pour générer chez le spectateur cette perturbation tenant de la frayeur comme de la fascination. Ainsi John Martin, qui puisa dans les thèmes mythiques et apocalyptiques pour poser les jalons d’une esthétique fantastique qui inspirera notamment le cinéma. Est reproduite dans le magazine d’art son huile sur toile de 1812 intitulée Sadak à la recherche des eaux de l’oubli.
Pour parler de l’écologie, la cinquième clé permettant de comprendre la peinture de paysage, la journaliste a choisi Théodore Rousseau bien sûr. Le peintre emblématique de la région francilienne prendra en effet position pour sauver la forêt de Fontainebleau, militant pour sa préservation et la transformant en réserve artistique. Il parviendra même à la faire protéger par un décret impérial : la première mesure administrative concernant la conservation d’un espace naturel était née.
Red, Yellowand Black Streak - Georgia O’Keeffe
Enfin, la sixième clé proposée par L’Oeil de l’amateur permet d’en arriver à l’art moderne et l’art contemporain, cherchant à représenter l’énergie immanente de la nature. Comme l’écrit Isabelle Manca-Kunert, « Mental, émotionnel ou encore symbolique, le paysage abstrait brouille les pistes. Malgré leur stylisation onirique, ceux de Georgia O’Keeffe trahissent encore le vestige d’une composition. » L’occasion de revoir l’huile sur toile aux couleurs chatoyantes de la peintre américaine Red, Yellowand Black Streak, peinte en 1924.
Illustrations :
- Jean-François Millet - Le Printemps
Entre 1868 et 1873. Huile sur toile. H. 86,0 ; L. 111,0 cm.
Don Mme Frédéric Hartmann, 1887
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
- Arbre brisé au Kerket, près de Meyringen, d’Alexandre Calame
© 2001 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda
- Vue du Forum le matin, peinte par Louise Joséphine Sarazin de Belmont
© MBA Tours, cliché Patrick Boyer
- Sadak à la recherche des eaux de l’oubli - John Martin
Saint Louis Art Museum
- Red, Yellowand Black Streak - Georgia O’Keeffe
© Georgia O'Keeffe Museum / Adagp, Paris
Crédit photographique : Audrey Laurans - Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP