Condo ou la forme inversée de l’art abstrait
A propos de l’exposition rétrospective « Humanoïdes » consacrée à George Condo au Nouveau Musée National de Monaco jusqu’au 1er octobre 2023.
On le dit passé maître dans l’art de représenter les profondeurs de la psyché humaine. George Condo, né en 1957 à Concord, dans le New Hampshire, voit son œuvre faire l’objet d’une rétrospective intitulée « Humanoïdes », visible jusqu’au 1er octobre 2023 au Nouveau Musée national de Monaco (Villa Paloma). Selon le peintre américain bien connu pour ne faire que des portraits, « l’Humanoïde n’est pas un monstre de science-fiction, c’est une forme de représentation qui utilise des moyens traditionnels pour faire remonter les émotions profondes à la surface d’une personne ». L’idéal mimétique qui prévaut pour la peinture ancienne a fait naître un nombre incalculable de représentations « semblables », « comparables » aux humains. Seules toutefois quelques rares effigies ont accédé au stade d’«humanoïdes », à celui de « golem » sur le point de prendre vie. Les portraits de Rembrandt sont de ceux-là. Mais faites le tour des galeries d’art : toutes les œuvres d’art à vendre n’en sont pas.
Qu’en est-il d’une peinture moderne pour laquelle la « vérité » du médium a supplanté un projet réaliste que l’invention de la photographie avait rendu caduc ? Poser des heures et payer une fortune pour offrir son portrait à la postérité n’ayant effectivement plus de nécessité purement pragmatique, seule l’abstraction a semblé un temps pouvoir prolonger la création picturale pour atteindre le statut d’œuvre d’art à vendre. Relevant le défi, George Condo a tiré la peinture moderne vers le « presque humain ». Il a repris le problème à sa source : en s’emparant du cubisme, il en a inversé les intentions. Il l’a humanisé. Il s’est fait le tenant d’un « cubisme psychologique », a voulu voir dans les déformations de Picasso ou de Braque, non pas l’avènement d’une « peinture pure », mais une exploration réaliste de la psyché humaine. Ce faisant, Condo place ses pas dans ceux du critique d’art Fénéon qui, visitant l’atelier de Picasso au temps des Demoiselles d’Avignon, conseilla à celui qui était encore un jeune artiste de se vouer à la caricature.
Condo creuse ce sillon, plaçant la déformation cubiste au même niveau que celle des caricaturistes : une façon singulière de réinventer la Figuration. Au fil de six chapitres, l’exposition de Monaco retrace la continuité d’une œuvre foisonnante qui va des « extra-terrestres » au bottin mondain, de Guido Reni à Bugs Bunny. Ponctuée de peintures réalisées spécialement, l’exposition ouvre aux regardeurs les portes de la fabrique, aussi folle qu’érudite, des Humanoïdes. « Bien entendu », écrit Philippe Ducat dans le magazine d’art contemporain Artpress du mois de juin, « l’intérêt de l’art de Condo ne se limite pas à peindre seule l’expression des sentiments intérieurs des gens. Sa maîtrise formelle des matières, des couleurs et du dessin propulse ses tableaux dans le domaine du grand art. Au travers de référence aux maîtres de l’histoire de l’art, Condo raconte non seulement des histoires de peintures advenues, mais il participe à cette histoire même de la peinture – comme Picasso face aux grands maîtres, et avec la même jubilation communicative. »
Picasso, figure tutélaire… C’est en effet la reproduction dans un journal de Boston d’une peinture du peintre espagnol qui avait poussé l’étudiant George Condo à s’inscrire à l’université du Massachusetts de Lowel en histoire de l’art, tout en étudiant la musique en parallèle. Et c’est sur les conseils de Jean-Michel Basquiat que le jeune Américain avait décidé de s’installer à New York pour démarrer sa carrière d’artiste. En même temps qu’il découvre les compositeurs de son temps comme John Cage, Luciano Berio ou Karlheinz Stockhausen, George Cordo se met dans les années 1980 à travailler à la Factory avec Andy Warhol, qui avait apprécié ses tableaux exposés dans une galerie d’art de l’East Village où il s’était rendu avec Keith Haring. Condo retiendra de cet épisode de sa vie qu’on peut avoir accès à toute l’histoire de l’art… et en faire un matériau en la combinant à sa guise.
L’œuvre de George Condo repose finalement sur cette capacité à partir de points de référence historique de l’art comme Picasso, Cézanne ou encore Glenn Brown pour y introduire des allusions à la culture américaine contemporaine et aux archétypes qui y sont associés. Il dira d’ailleurs lui-même que les portraits qu’il réalise sont des représentations des différents états psychologiques auxquels nous sommes quotidiennement confrontés. « Les expressions du chagrin, de l’horreur, de la joie, du bonheur, de l’amour et de la haine peuvent être saisies en même temps dans un seul portrait parce que je me donne la liberté d’exprimer mes propres émotions à travers le visage de l’autre », explique le peintre. Ces portraits imaginaires résultent d’une rencontre entre les bizarreries de son esprit et l’esthétique classique des œuvres qu’il revisite. George Condo fait alors émerger le concept de « réalisme artificiel » qui se manifeste par « la représentation réaliste de ce qui est artificiel » et produit des caricatures dont le niveau de drôlerie est difficilement atteignable.
Lorsque le jeune George Condot s’installa à Paris après l’expérience de la Factory (il passera finalement une dizaine d’années en Europe avant de rentrer définitivement à New York), il fait de sa chambre d’hôtel son atelier, et fréquente assidument le Louvre, fasciné par les copistes. C’est avec l’un d’eux qu’il réalise la copie d’un tableau de Raphaël, découvrant soudain des techniques qu’il ignorait. « C’est alors que l’idée de reconstruction picturale lui vient à l’esprit, chose que Picasso ou Cézanne ne faisaient pas puisqu’au contraire, ils déconstruisaient leur environnement », nous explique Philippe Ducat dans Artpress, graphiste spécialisé dans le livre d’art, éditeur et collectionneur de collections. « D’où l’abstraction devenant réalisme et ce qu’il appelle le cubisme psychologique grâce auquel il peint des portraits de personnages imaginaires qui expriment tout un éventail de sentiments au moyen d’expressions multiples données aux visages. » Des portraits certes, donc réalistes. Mais n’ayant aucune réalité, donc finalement abstraits. « Au même titre qu’un tableau de Frank Stella ou de Brice Marden, il ne fait aucune référence au réel », insiste Philippe Ducat. Pour qui le genre cinématographique auquel pourrait se rapprocher l’art de Condo serait celui des Monty Python, de William Hogarth ou de Terry Gilliam, « avec ce même goût pour la farce, le pastiche, l’exagération, mais aussi pour le tragique (Bandit, Bandit, 1981) ». Au premier abord, les peintures de Condo prêtent effectivement à sourire, « puis on rit jaune car elles s’avèrent profondément angoissantes, porteuses d’une vision de l’humanité qui n’est, en fin de compte, pas très amusante. »
Illustration : George Condo - Rodrigo’s wife, 2011
Huile sur lin
137,5 x 122,6 cm
Collection privée
© 2023 George Condo / Artists Rights Society (ARS), New York.