L’icône, fenêtre ouverte sur l’insaisissable
A propos de l’exposition « Icônes » visible jusqu’au 26 novembre 2023 à la Punta della Dogona à Venise.
La toile incisée de Lucio Fontana (1899-1968) ouvre l’espace sur une autre dimension dès le début du parcours de l’exposition Icônes, qui s’articule autour d’œuvres provenant de la Pinault Collection pour inviter à une réflexion sur le thème de l’icône mais aussi du statut de l’image. Elle est visible jusqu’au 26 novembre 2023 à la Punta della Dogona à Venise. Cette prestigieuse collection d’œuvres d’art contemporain ne sert pas seulement à faire flamber sur le marché de l’art la cote des artistes dont le collectionneur milliardaire achète les œuvres d’art à vendre. Ni à miraculeusement renflouer les caisses des galeries d’art qui représentent ces artistes. Elle consiste aussi évidemment en une véritable mine d’or pour nourrir des expositions sur toutes sortes de thèmes, d’œuvres d’art vues et interprétées différemment à chaque fois.
« Ce sujet singulier, justifié par le lien de Venise à l’Orient byzantin, est en effet l’occasion d’attirer l’attention sur des propositions rarement ou jamais montrées et constituant pour la plupart d’heureuses surprises », écrit Catherine Francblin dans son article pour Artpress, le magazine d’art contemporain du mois de juin. « Parmi les participants, un bon nombre (James Lee Byars, David Hammons, Danh Vo, Rudolf Stingel…) sont familiers de manifestations organisées à Paris ou à Venise auparavant mais, à la faveur de la question de l’icône, il n’a pas été difficile, semble-t-il, d’élargir le cercle des privilégiés tout en se conformant à une sorte d’état d’esprit maison que le bâtiment de Tadao Ando concourt à renforcer. »
« Il est acquis que l’essence même de l’icône transparaît dans le passage à l’abstraction de Kandinsky et Malévitch, lesquels font l’expérience d’espaces transfigurés par la présence d’icônes, qu’il s’agisse d’églises, de chapelles ou d’isbas aux murs peints, telles que Kandinsky les découvre lors de son voyage dans la province de Vologda en 1889 », écrit Emma Lavigne, directrice générale de la collection Pinault et commissaire de l’exposition. « L’immersion dans la couleur associée au rayonnement des icônes, rougeoyant à la lumière des bougies dans l’angle oriental et sacré des maisons, est une étape décisive dans sa quête d’un invisible qu’il nommera « spirituel » dans Du Spirituel dans l’art en 1912. Malévitch, lors de l’exposition « Dernière Exposition futuriste 0,10 » à Pétrograd en 1915, transpose dans l’espace ce beau coin rouge où sont disposées les icônes, afin qu’il devienne l’écrin au Carré noir sur fond blanc qu’il considère comme l’« icône de notre temps ». Inspiré par les peintres d’icônes qui n’utilisent aucune couleur ni forme fidèles à la réalité, autant que par la poésie sonore et rythmique du poète Khlebnikov, Malévitch invente des éléments plastiques autonomes qui s’affranchissent du monde visible et de la mimésis. Dans son manifeste Le suprématisme : le monde sans objet ou le repos éternel, 1919-1922, il tend à explorer les modalités d’existence du monde au-delà du visible. Tel que l’a analysé Bruno Duborgel dans Malévitch, la question de l’icône, l’enjeu pour lui est de rendre sensible la relation entre le visible et l’invisible, de révéler la nature de l’image non seulement dans sa visibilité mais surtout dans son lien à l’invisible. »
Parmi les heureuses surprises évoquées dans son article, la journaliste d’Artpress évoque l’installation signée Lygia Pape (1929-2004), l’une des plus importantes figures de l’avant-garde artistique brésilienne, constituée de fils dorés tendus dans l’obscurité et provoquant une émotion d’ordre religieux. « L’icône donne vie à l’invisible », écrit Marie-Josée Mondzain, philosophe spécialiste de l’art et des images, dans le catalogue d’exposition édité chez Marsilio, en soulignant plus loin la musicalité du travail « faussement austère » d’Agnes Martin (1912-2004). S’il est vrai que l’artiste américaine a souvent été associée au courant minimaliste, du fait de la sobriété et de la régularité de ses formes, elle-même se considérait plus proche des expressionnistes abstraits, ses contemporains. Considérant la musique comme l’une des formes d’art les plus élevées, la peintre icônique a fait de ses œuvres de véritables partitions à déchiffrer.
« Le défi auquel est confrontée toute exposition thématique est de rendre intelligibles ou sensibles les raisons qui ont présidé au choix des œuvres et des artistes. Icônes n’y échappe pas et propose une gamme d’expériences qui vont de la contemplation des œuvres ultimes de Robert Ryman, d’un dépouillement absolu, rassemblées comme celles de Roman Opałka dans une sorte de sanctuaire, au choc visuel et sonore des vidéos d’Arthur Jafa », considère quant à lui Bruno Racine, co-commissaire de l’exposition. Dans le catalogue, il « distingue l’idole de l’icône, avant de s’attarder sur quelques œuvres emblématiques, telles que La Nona Ora (1999) de Maurizio Cattelan ou la performance filmé de Kimsooja qui relève tout à la fois d’une expérience d’ « affirmation de soi » et d’ « appartenance à l’humanité » », note Catherine Francblin dans Artpress.
« Si les peintres byzantins dont les icônes scandalisaient les iconoclastes n’avaient nulle intention de heurter qui que ce soit, Cattelan, quant à lui, était parfaitement conscient que La Nona Ora allait déclencher la polémique », affirme Bruno Racine. « Mais que voit-on au juste dans l’œuvre de Cattelan, au-delà ou en dépit de son réalisme mimétique ? Le visage du pape, curieusement, n’est pas, comme l’on pourrait s’y attendre, déformé par la douleur, alors que celle-ci devrait être insupportable. Son expression est grave, elle semble essentiellement recueillie, peut-être surprise devant un accident statistiquement improbable ; et son corps, au lieu d’être réduit en charpie par le choc d’une pierre de cette dimension lancée à toute allure dans l’espace, demeure intègre. De plus, Jean-Paul II, fermement agrippé à la croix, semble faire effort pour se relever. Il est difficile de ne pas penser ici aux scènes de supplice, si souvent représentées dans les églises italiennes, où les martyrs, indifférents à la souffrance, sortent indemnes des flammes ou de l’huile bouillante et défient les efforts répétés de leurs bourreaux. Même si l’éclat des polémiques s’est assourdi, La Nona Ora demeure ainsi, en 2023 comme en 1999, ce que l’artiste a voulu : une œuvre qui dérange, voire qui choque à première vue, mais qui, selon sa propre expression et en référence à la Passion du Christ, constitue « un travail spirituel qui parle de la souffrance ». »
Le choix de réunir les artistes par petits groupes de deux ou trois apporte encore un éclairage supplémentaire. Ainsi une rotonde conçue par Roman Opalka pour accueillir ses peintures de nombres se retrouve-t-elle ici entre un ensemble d’études de Josef Albers pour Homages to the Square, et une peinture de Michel Parmentier de seize mètres de large sur papier calque. Les petits tableaux carrés de Robert Ryman sont réunis dans un espace propice à la méditation, tandis que les images nocturnes du film de Philippe Parreno consacré aux peintures noires de Goya invitent à un voyage parmi les fantômes. Comme le conclut Catherine Francblin, « Telle est l’icône : une fenêtre sur un ailleurs insaisissable, entre ombre et lumière, admiration et terreur. »
Illustration : David Hammons, Black Mohair Spirit, 1971 Pinault Collection © David Hammons