Méduse conjuguée à tous les temps
A propos de l’exposition « Sous le regard de Méduse. De la Grèce antique aux arts numériques » à voir jusqu’au 17 septembre au musée des beaux-arts de Caen.
Une fois que l’on a réussi à trouver l’entrée du musée des beaux-arts de Caen, étonnant chef-d’œuvre architectural d’art contemporain niché au milieu du labyrinthique chantier de rénovation d’un château médiéval, qui se trouve être l’ancienne demeure de Guillaume le Conquérant… le plus dur est fait. Car l’exposition consacrée à la figure mythique de Méduse, elle, est lumineuse en tout point ! Semée de cartels précis, ni trop foisonnante ni pas assez, elle offre un parcours très intéressant à découvrir jusqu’au 17 septembre. Et même si l’on croyait déjà savoir pas mal de choses sur cette créature à la chevelure serpentine et au regard pétrifiant, on a la joie et l’émerveillement d’en découvrir encore plein d’autres, en déambulant parmi les œuvres d’art, « sous le regard de Méduse. De la Grèce antique aux arts numériques ». L’intitulé de cette belle et inspirante exposition.
Parce qu’on ne nous avait finalement jamais trop bien expliqué que dans l’une des versions du mythe, Méduse aurait été frappée de cette terrible malédiction par la déesse Athéna qui voulait punir la jeune gorgone… d’avoir été violée ! On comprend mieux que cette figure ayant souvent été associée à une image négative de la « femme fatale », devienne aujourd’hui un puissant symbole féministe… On quitte d’ailleurs l’exposition avec le sourire aux lèvres et le sentiment que l’art peut rendre justice, après avoir admiré la grande sculpture en bronze de l’artiste contemporain Luciano Garbati, datée de 2023, et choisissant de représenter Méduse tenant la tête de Persée, plutôt que l’inverse !
Figure incontournable de la mythologie grecque donc, Méduse a exercé son pouvoir de fascination sur de nombreuses générations d’artistes qui ont contribué à la création d’un répertoire d’images d’une richesse inouïe. Communément reconnaissable à sa chevelure grouillante de serpents et ses yeux écarquillés, la figure de Méduse n’a cessé de se renouveler à travers les âges. L’exposition du musée des Beaux-Arts de Caen est consacrée à l’évolution de ces représentations, des premières sources iconographiques de l’Antiquité jusqu’aux productions artistiques les plus récentes.
Le parcours réunit soixante-cinq œuvres conservées au sein de collections françaises et internationales, réalisées par les plus grands artistes. Depuis Crésilas, sculpteur de l’Antiquité grecque, jusqu’aux artistes actuels : Benvenuto Cellini, Sandro Botticelli, Pierre Paul Rubens, Gian Lorenzo Bernini, Adèle d’Affry, Jean-Marc Nattier, Theodor van Thulden, Maxmilián Pirner, Franz von Stuck, Edward Burne-Jones, Antoine Bourdelle, Auguste Rodin, Alberto Giacometti, Luciano Garbati, Laetitia Ky, Dominique Gonzalez-Foerster... L’exposition embrasse les champs de la peinture, de la sculpture, du dessin, de l’estampe, de la photographie, des arts décoratifs, du cinéma et des jeux vidéo. Ces éclairages multiples alimentent une vision riche, paradoxale et actualisée de cette figure fascinante, plusieurs fois millénaire.
Dans le numéro d’été du magazine d’art L’Oeil, le soin a été confié à Isabelle Manca-Kunert de proposer six clés pour comprendre « pourquoi Méduse inspire tant les artistes ». Tout d’abord, la journaliste souligne que le motif est à la fois terrifiant et protecteur. « C’est un des mythes les plus célèbres de l’Antiquité ; un personnage si connu que son nom a engendré un adjectif que l’on utilise encore et qui signifie être frappé de stupeur », rappelle-t-elle pour commencer. « Pour les Grecs, la gorgone Méduse régnait sur les portes de l’Hadès, la frontière qui séparait symboliquement le monde des morts et des vivants. Elle était dotée d’un pouvoir terrifiant, puisqu’elle pouvait pétrifier quiconque la regardait en face. Cette créature épouvantable est immédiatement reconnaissable, car elle se présente comme une tête tranchée dont la chevelure est composée d’une myriade de serpents furieux. Paradoxalement, malgré son caractère horrifique, cette image était aussi investie d’une dimension apotropaïque, car les anciens pensaient que sa représentation avait la faculté d’éloigner le mauvais sort. C’est pourquoi ce faciès effroyable et grotesque a été peint et sculpté sur toutes sortes de supports : du fronton des temples aux boucliers, en passant par les objets domestiques comme la vaisselle. »
En seconde « clé pour comprendre », Isabelle Manca-Kunert explique qu’à la différence des créateurs antiques ayant le plus souvent immortalisé Méduse sous les traits d’un monstre, les artistes de l’époque moderne « ont exploité l’ambivalence et la beauté maléfique du personnage ». S’ils ont tant plébiscité la gorgone, c’est aussi qu’« ils ont vu en elle une allégorie du regard et de l’image, et donc une mise en abîme du statut de l’art. Une métaphore d’autant plus probante chez les sculpteurs qui ont littéralement la capacité de pétrifier leur modèle. »
En troisième clé permettant d’expliquer la représentation pléthorique de Méduse au fil du temps, la journaliste de L’Oeil avance « l’occasion de glorifier un vrai héros ». Car « le destin de la créature est en effet inextricable de l’aventure de Persée, le héros antique par excellence. Afin de sauver sa mère menacée par le tyran Polydectès, le demi-dieu, fils de Zeus et de Danaé, promet au despote de lui ramener la tête de Méduse. Protégé par deux divinités majeures – Athéna et Hermès – qui lui fournissent des accessoires aussi précieux que le casque d’invisibilité et les sandales ailées, il accomplit courageusement son exploit. A partir de la Renaissance, les artistes font leur miel de ce personnage positif, qui incarne la lute du bien contre le mal, et dont la légende regorge de scènes permettant des compositions élaborées. »
« La fascinante beauté de l’horreur » est la quatrième clé offerte par Isabelle Manca-Kunert. « L’esthétique fragmentaire de ce corps maléfique, avec ses yeux écarquillés, son visage déformé par la douleur de la décapitation et sa chevelure composée de serpents hargneux, sidère autant qu’elle répugne », écrit la journaliste. On en voudra pour preuve le sublime (au sens littéral du terme) tableau de Pierre Paul Rubens et Frans Snyders, présent dans l’exposition : Méduse décapitée, datant de 1617-1618. Une œuvre d’art achetée par le musée d’art et d’histoire de Vienne. Une œuvre d’art à vendre sous forme de carte postale à la boutique du musée… si terrifiante que l’on se demande bien à qui on oserait l’envoyer !
Le cinquième argument avancé par la journaliste pour expliquer ce succès iconographique et sculptural de Méduse est qu’elle serait « un bon prétexte pour un nu sexy ». Là évidemment, il ne s’agit pas de la tête horrible de Méduse échouée aux pieds de Persée qui soudain deviendrait sexy, mais bien de la belle Andromède délivrée par le héros la découvrant enchaînée nue à un rocher, prête à être dévorée par un monstre…
Et enfin, sixième et dernière clé de cette rubrique : Méduse serait « le parangon de la femme fatale ». Aux yeux des symbolistes, « le monstre incarnait la toute-puissance féminine hypnotisant l’homme et le menant inexorablement à sa perte. » Ainsi la gorgone devenait-elle tout sauf un monstre hideux. La psychanalyse ne cessera d’ailleurs d’amplifier le lien entre la gorgone et la sexualité. Et au vu de son appropriation actuelle par les féministes et les œuvres d’art contemporain, on ne peut que constater qu’au fil des siècles, le mythe de Méduse n’aura décidément jamais cessé d’être actualisé…
Illustration : Luciano Garbati, - Méduse tenant la tête de Persée. La statue de Méduse tenant la tête de Persée qui est exposée devant le tribunal de New-York City