L’œuvre de Tacita Dean bouge à l’ombre du monde
A propos de l’exposition « Tacita Dean – Geography Biography » visible à la Bourse de Commerce – Pinault Collection à Paris jusqu’au 18 septembre.
Depuis ses débuts londoniens il y a trente ans, Tacita Dean a donné au cinéma argentique la mission d’éclairer nos nuits. L’artiste britannique ayant demandé la nationalité allemande suite au Brexit, et vivant aujourd’hui entre Berlin et Los Angeles, occupe la rotonde de la Bourse de Commerce - Pinault Collection à Paris jusqu’au 18 septembre avec sa « Geography Biography ». A force de plonger dans ses souvenirs filmés, elle s’est sentie dans l’obligation d’y apparaître elle-même, pour la première fois. « Je ne savais pas comment oublier cette fresque immense qui couronne la rotonde de la Bourse de Commerce et retrace l’épopée du commerce colonialiste de la France au XIXe siècle et toute l’exploitation qu’il a engendrée », explique l’artiste dans l’article de la revue française Beaux Arts Magazine cet été. « En tant que Britannique, je partage avec vous cette histoire, je ne peux l’ignorer. Mais la seule réponse que j’ai trouvée, c’est de faire quelque chose de très intime. Un film qui bouge à l’ombre du monde. »
La Bourse de Commerce — Pinault Collection a donc invité Tacita Dean à présenter une exposition constituée d’œuvres d’art inédites, conçue en résonance avec la saison « Avant l’orage », qui se déploie dans le musée depuis le 8 février. Il s’agit de la première exposition d’envergure de la plasticienne dans une institution française depuis celle présentée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 2003, et dont la commissaire Julia Garimorth écrivait « tout se passe comme si, en s’intéressant à l’effacement, l’image s’exposait au danger de ne plus rien contenir ». L’ensemble des œuvres présentées aujourd’hui a été spécifiquement réalisé pour l’exposition « Geography Biography ».
Tacita Dean est représentée dans le monde de l’art contemporain par la galerie d’art Marian Goodman à Paris et à New York, et par la Frith Street Gallery à Londres. Les œuvres d’art à vendre de cette plasticienne née en 1965, formée comme peintre à la Slade School of Art à Londres mais ayant très vite fait du film et de la photographie ses médiums de prédilection, arrivent régulièrement sur le marché de l’art contemporain par le biais d’enchères publiques depuis 1997, principalement en section Photo, et sont le plus souvent adjugées au Royaume-Uni.
« Toutes les choses qui m’attirent sont sur le point de disparaître », confie Tacita Dean. « Pour Geography Biography, cette grande chineuse a travaillé à partir de quelques unes des cartes postales qu’elle a dénichées aux puces et qu’elle conserve dans son immense collection d’images », nous raconte Emmanuelle Lequeux dans son brillant article pour Beaux Arts Magazine. « Elles représentent un griffon antique, un iris, une grotte, un edelweiss, un glacier, un bunker, une cascade, et sont comme « trouées » par l’apparition en leur sein de toutes sortes d’images mouvantes : les chutes des films de l’artiste, qu’elle est partie explorer à nouveau pour composer cette installation. On y retrouve les traces de quelques uns de ses « hits », son rayon vert capturé à Madagascar, la Fernsehturm de Berlin qui sert de phare à cette Berlinoise depuis vingt ans, ou les super-huit de son enfance ; et des éclipses, des parents, des amis. »
Tacita Dean utilise le film, la photographie, mais aussi le dessin, le collage. En pleine épidémie de Covid-19, elle s’est rendue au Japon pour « rencontrer » deux des cerisiers les plus anciens du pays. Emue par le culte que leur rendent les Japonais et par leur résilience, elle a tiré deux « portraits » de ces « vieux arbres sages », qu’elle a retouchés au crayon. Son œuvre se distingue vraiment par l’attention qu’elle porte au temps, par l’invitation qu’elle lance au hasard, avec l’incertitude pour corollaire. À la dématérialisation des images, à leur consommation frénétique, l’artiste répond par la lenteur, par l’œuvre de la main, en réinvestissant, avec une patience appliquée, la matérialité de ces médiums et l’amplitude de leurs formats. À la craie, au pinceau, avec la pellicule analogique, à travers la photographie argentique, elle invite à faire l’expérience physique de l’œuvre, jouant des échelles, entre le monumental et l’infime, l’éternel et l’éphémère.
Dans la Galerie 2, le temps géologique croise la fugacité d’une floraison : les temporalités contrastent pour mieux nous aider à saisir l’ineffable. Un dessin inédit, The Wreck of Hope (2022), de plus de sept mètres de long, reproduit un glacier millénaire à la craie : la fragilité de la matière rend à la fois délicatement et radicalement perceptible celle de ce géant du fond des âges périclitant. Des photographies Sakura (Taki I) (2022) et Sakura (Jindai I) (2023) montrent des sakuras, prunus japonais, dont les branches sont étayées pour soutenir leurs floraisons éphémères, symbole de la renaissance cyclique de la vie. En retouchant ces monuments au crayon de couleur, l’artiste expose autant leur vénérabilité que leur vulnérabilité. L’artiste montre ici ces immortels en voie de disparition, avec la force et la tension qu’aucune image d’actualité ne saurait contenir.
Dans l’orbe de la Rotonde, après la forêt en mutation de Danh Vo, Tacita Dean inscrit un pavillon circulaire, dessine un cercle dans le cercle, comme une éclipse. Sous l’ample panorama peint qui s’étire au-dessus des visiteurs et qui dépeint les projets d’expansion commerciale et coloniale de la France sous la Troisième République, l’artiste inscrit une géographie plus personnelle. Geography Biography (2023), film 35mm – produit pour cette exposition à la Bourse de Commerce – présenté par l’artiste dans cet espace mis au noir, dessine une cartographie autobiographique : les images filmées dans diverses parties du monde s’incrustent dans des cartes postales du XXe siècle de sa collection, pour offrir des paysages recomposés, faire revivre des temporalités lointaines et rêvées, des fragments de vie et de mémoire de l’artiste. Ainsi le film 35mm présenté sous forme de diptyque, selon l’artiste, devient « une manifestation très physique du temps : vingt-quatre images par seconde. Quand on travaille avec un matériau physique, on a affaire à un temps physique, non à quelque chose d’hermétique ou de discontinu ».
« Finalement, c’est avec le monde et ses flux qu’elle tente de nous mettre en harmonie », comme l’écrit si bien Emmanuelle Lequeux dans son article pour Beaux Arts Magazine.
Image : Tacita Dean, Sakura Study (Taki I), 2022