Jeremy Deller, l’artiste qui aime les gens
A propos de l’exposition rétrospective « Art is Magic » consacrée à Jeremy Deller à Rennes et se déclimant en trois lieux jusqu’au 17 septembre.
Même si jamais on ne le connaissait encore que de nom, on ne résiste pas aux vibrations humaines qui émanent de ses installations dès que l’on entre au musée des beaux-arts de Rennes. Après un petit café offert à l’entrée au Valerie’s Snack Bar, (les boissons sont inclues dans l’œuvre d’art), sous les bannières signées Ed Hall, on a aussitôt envie de tout savoir sur Jeremy Deller, l’artiste britannique qui avait fait beaucoup parler de lui en France quand Sacrilege, une réplique gonflable et praticable du fameux site mégalithique de Stonehenge, l’un des monuments préhistoriques les plus impressionnants du monde, s’était installé sur l’esplanade des Invalides en 2012 à l’occasion de la Fiac.
Direction donc la suite de cette exposition rétrospective baptisée « Art is Magic », qui est enfin consacrée de l’autre côté de la Manche à l’artiste né à Londres en 1966, s’étant fait connaître en 2001 avec la Bataille d’Orgreave, bouleversante performance en forme de reconstitution d’un affrontement ayant opposés en 1984 les mineurs du Yorkshire du Sud et la police de Thatcher. On retrouve l’évocation de cette œuvre contextuelle de Jeremy Deller au musée des beaux-arts de Rennes, mais il faudra aussi aller au Frac Bretagne et à La Criée, centre d’art contemporain, puisque cette rétrospective passionnante d’art contemporain se décline en trois lieux de la ville depuis le 10 juin et jusqu’au 17 septembre.
Incroyable mais vrai, Art is Magic est la première rétrospective en France de Jeremy Deller, lauréat du prestigieux Turner Prize en 2004 et présent pour la Grande-Bretagne à la Biennale internationale d’art contemporain de Venise en 2013. L’artiste représenté en France par la galerie d’art « Art : Concept », qui gère à Paris ses œuvres d’art contemporain à vendre, s’intéresse aux cultures populaires et aux contre-cultures. Les questions sociales, l’histoire, mais aussi la musique, sont au centre de ses investigations. Teintées d’un humour acide et d’un discours sociopolitique assumé, ses œuvres font un lien entre la culture – vernaculaire ou de masse – et le monde du travail. Ses recherches l’ont mené à explorer l’histoire sociale de son pays et au-delà, à travers les conflits sociaux de l’ère thatchérienne, le groupe Depeche Mode, le monde du catch, les ferments du Brexit, ou encore l’Acid house et le mouvement rave, avec le souci constant d’impliquer d’autres personnes dans le processus créatif.
L’exposition Art is Magic dresse un large panorama de l’œuvre de l’artiste des années 1990 à aujourd’hui à partir d’une quinzaine de projets et œuvres majeurs qui ont ponctué son parcours. Elle est, par ailleurs, l’occasion de publier le premier ouvrage rétrospectif du travail de l’artiste en langue française. Et elle se tient à l’occasion de la saison estivale Exporama portée par la Ville et la Métropole de Rennes, entrant en résonance avec l’exposition Forever sixties de la Collection Pinault, au Couvent des Jacobins à Rennes, qui explore l’esprit des années 60 entre libération et répression.
Le Musée des beaux-arts, puisque nous avons commencé par là, livre un panorama de la création de Jeremy Deller depuis les années 2000, avec des dispositifs qui combinent performance, vidéo et installation. Les œuvres Valerie’s snack bar et Speak to the earth and it will tell you explorent ce qui cimente la solidarité et la complicité entre habitant.es – le fameux « lien social ». The Battle of Orgreave et Putin’s happy s’offrent comme des instruments d’investigation pour questionner les luttes politiques et leur traitement médiatique, qu’il s’agisse de conflits sociaux de l’époque thatchérienne ou des débats plus récents sur le Brexit.
On retrouve cette inscription dans l’histoire – politique, sociale, de l’art… – à La Criée centre d’art contemporain, avec Warning Graphic Content, ensemble qui réunit les œuvres imprimées et les affiches de Jeremy Deller de 1993 à 2021, soit plus d’une centaine de pièces. En écho, dans le diaporama Beyond the White Wall, Jeremy Deller raconte, en voix off, les projets qu’il a réalisés dans l’espace public et qui floutent les frontières entre l’espace de l’art et l’espace social.
Le parcours au Frac Bretagne présente Jeremy Deller comme le grand observateur de la culture vernaculaire au Royaume-Uni. Réunissant dessin, peinture, cinéma, performances, costumes, décoration, opinions politiques et humour, ainsi qu’objets étonnants, Folk Archive (2005 avec Alan Kane) célèbre l’activité d’un large éventail de loisirs et d’activités britanniques, et démontre que l’art populaire en Grande-Bretagne est à la fois répandu et vigoureux. En pendant de cette installation, trois œuvres filmiques traitent également de l’appropriation culturelle populaire : English Magic (2013), Everybody in the Place : an Incomplete History of Britain 1984-1992 (2018) et Our Hobby is Depeche Mode (2006, avec Nick Abrahams).
L’artiste britannique qui ne se sent pas « fait pour travailler au sein des circuits institutionnels sur le long terme », préférant des « formes de contribution intermittentes », est interviewé cet été pour Artpress par Paul Ardenne, écrivain et historien de l’art. L’entretien est passionnant à plus d’un titre, et donne encore plus envie de s’intéresser définitivement à son œuvre. Quand l’historien lui parle du culte qu’il semble vouer au « common man », à l’ « outsider », Jeremy Deller répond en préambule que pour lui, « ces termes, « ordinaire », « homme du commun », « outsider », sont lourds de sens ». Et lorsque Paul Ardenne lui demande si l’art du futur devra forcément être social, comme le sien, « voire socialiste », l’artiste laisse finement la porte ouverte : « Qui sait ? Pour l’instant, l’art a de nombreux avenirs, des NFT à la folie des ventes aux enchères en passant par le street art, un pseudo-art idiot. L’art du futur me semble plutôt capitaliste, mais d’un autre côté, il y a tellement de collectifs et de projets d’art social que c’est une bête à plusieurs têtes. J’aime sortir et me déplacer dans le monde, dans une certaine mesure me salir les mains dans la culture, m’amuser, ou, comme nous le disons, faire des bêtises. »
« En France, on vous considère comme un artiste de gauche, humaniste et solidariste. Votre art, pour autant, est-il d’abord et avant tout politique ? » demande Paul Ardenne à Jeremy Deller. « Pas vraiment, pas plus que pour beaucoup d’autres artistes », répond-il. « Artiste politique, ça fait un peu ennuyeux. Je ne suis pas un activiste. Je suis trop paresseux et trop peu concentré. Je m’intéresse aux gens, c’est donc peut-être mon truc. »