Un « jeu » grandeur nature à Pompidou-Metz
A propos de l’exposition « Bonne chance » du duo scandinave Elmgreen & Dragset, au Centre Pompidou-Metz jusqu’au 1er avril 2024.
Avec son art de l’irrévérence, en ayant déployé son aventure en marge des circuits traditionnels de l’art contemporain, l’impertinent duo artistique formé par le Danois Michael Elmgreen et le Norvégien Ingar Dragset, basé à Berlin, est réputé pour ses installations déroutantes. Preuve en est jusqu’au 1er avril 2024 au Centre Pompidou-Metz, avec « Bonne Chance », la première exposition personnelle dans une institution française d’Elmgreen & Dragset, sous le commissariat de Chiara Parisi. Au programme : une transformation radicale de la Grande Nef, du Forum et des toits des Galeries pour en faire plusieurs environnements artificiels et globaux. C’est d’ailleurs la première fois que le centre d’art mosellan dédié à l’art moderne et contemporain consacre l’immense espace de la Grande Nef, souvent pointé du doigt pour le gouffre énergétique qu’il représente, à une exposition monographique.
Evidemment, « Bonne chance » est un titre ironique. Parce que de la chance, ici, personne n’en a beaucoup ! « Même pas le spectateur que les artistes poussent dans une expo en forme de labyrinthe, sous l’œil indiscret de caméras de surveillance dont les images sont diffusées, vers la fin du parcours, dans ce qui ressemble à une salle de contrôle », prévient Judicaël Lavrador dans son article pour le numéro de cet été de Beaux Arts Magazine. « Le visiteur, c’est clair, est l’un des protagonistes du show. Il est exposé aux regards des autres. C’est l’un des credo de l’art d’Elmgreen & Dragset qui joue à fond sur l’effet miroir. La précarité de la condition de leurs personnages renvoie le spectateur à la sienne et aux aspects les plus sordides de la société contemporaine. » Au vu des œuvres d’art exposées à Metz, « simples et nettes, jamais très compliquées à comprendre » selon le journaliste, efficaces comme des « punchlines plastiques », on comprend mieux pourquoi l’atelier berlinois du duo scandinave qui s’attaque depuis bientôt trente ans aux institutions en tout genre, y compris dans le monde de l’art contemporain, mesure 13 m sous plafond !
Depuis 1995 qu’ils collaborent, Elmgreen & Dragset ont redéfini le « format d’exposition » en concevant des architectures temporaires et des modèles grandeur nature d’espaces publics et privés. Plutôt que de considérer leurs œuvres d’art comme une collection d’objets statiques dans un espace neutre, les artistes aujourd’hui représentés par les galeries d’art Emmanuel Perrotin, Pace et Massimo de Carlo, voient chaque œuvre individuelle comme le segment d’une histoire plus vaste, qui renaît chaque fois qu’elle est exposée dans un contexte différent. Ainsi le duo réunit des sculptures existantes et nouvelles dans une constellation spécifique in situ, amorçant de nouveaux récits. Souvent réalistes, ces installations reproduiront des environnements urbains courants que la plupart d’entre nous rencontrent régulièrement au quotidien, mais rarement dans un contexte muséal. Ici et là, dans ces environnements de désolation, des personnages en silicone très réalistes effectuent diverses activités…
Ainsi The Outsiders, une œuvre d’art en forme de break Mercedes est-elle « stationnée » près d’une sculpture en forme d’immeuble grandeur nature dans le Forum de Pompidou-Metz, lequel altère l’expérience habituelle de l’architecture de Shigeru Ban et Jean de Gastines. La voiture est pleine de tableaux emballés, et deux sculptures humaines hyperréalistes semblent désespérément tenter de s’y endormir. « C’est le sort réservé aux assistants d’artistes, à Bâle, au moment de la foire », explique Elmgreen. « Parce qu’ils se font toujours refouler des vernissages et que les hôtels sont trop chers… » Une vie que les deux artistes ont bien connue.
« Quand ils se rencontrent à Copenhague, au milieu des années 1990, l’un, Michael Elmgreen, né au Danemark en 1961, écrit de la poésie ; l’autre, Ingar Dragset, Norvégien de huit ans son cadet, entame une carrière de comédien dans un répertoire théâtral expérimental. Tous les deux ont dû admettre qu’être d’avant-garde ne leur offrirait, là, en Scandinavie, guère de chances de s’en sortir », écrit Judicaël Lavrador. « Ils partent alors à Berlin, capitale aux ateliers bon marché et aux opportunités artistiques inespérées, même pour des autodidactes de leur acabit. De fil en aiguille, ils y croisent des gens plus réceptifs à leur esprit facétieux, dont l’inévitable critique d’art contemporain Hans Ulrich Obrist, qui sitôt après les avoir rencontrés les invite à son exposition « Nuit blanche », panorama de la création scandinave, au musée d’Art moderne de Paris, en 1998. Dès lors, portés par un contexte où les galeries d’art contemporain comme les institutions publiques osent produire des installations à plus ou moins grande échelle, les Elmgreen & Dragset imposent leur patte : des propositions qui jouent du lieu d’exposition et mettent le spectateur face à des environnements pleins d’amorces narratives. »
En déambulant dans l’espace du Centre Pompidou-Metz, les visiteurs sont ainsi invités à rassembler des indices et à imaginer ce qui a pu ou est sur le point de se passer. De cette manière, le public devient lui-même acteur, tel un détective, un invité indésirable ou un intrus. En complément des installations dans les galeries, des performances interviennent ponctuellement le week-end, et il y en aura par exemple au mois d’octobre. Avec le pathos et l’humour subversif qui caractérisent les artistes, « Bonne Chance » présente un monde à la fois familier et inquiétant, où l’ordinaire est réinventé pour devenir extraordinaire. Dès le début de l’exposition, Elmgreen & Dragset bouleversent nos repères spatio-temporels dans une expérience des plus déroutantes.
Les artistes considèrent que chaque espace, comme chez « Dr Jekyll et Mr Hyde », possède un alter ego caché qu’ils espèrent révéler par une modification ou un déplacement. The One & the Many est un immeuble de logements sociaux est-allemand, un « plattenbau », comme on en trouve beaucoup à Berlin. Les visiteurs ne peuvent voir les appartements que de l’extérieur, toutes les fenêtres étant couvertes par des stores ou des rideaux. S’ils essaient de sonner à la porte, personne ne viendra leur ouvrir. Dans la Grande Nef, la frontière entre fictif et réel s’estompe d’avantage. Ici, Elmgreen & Dragset disposent les éléments comme dans un jeu vidéo où le joueur doit naviguer dans un espace labyrinthique, sans jamais savoir ce que réserve le tour suivant. L’exposition est constellée de scènes de la vie quotidienne, avec notamment une salle de théâtre, des toilettes publiques, un laboratoire, une salle de conférence, une morgue, une salle de surveillance et un bureau déserté. Comme dans un rêve (ou un cauchemar ?), des situations ordinaires suivent une logique incohérente où les règles n’ont plus cours. Dans une familiarité presque troublante, ces situations engendrent un sentiment d’inconfort et de malaise. L’étrangeté s’intensifie au fur et à mesure que le spectateur rencontre des personnages loufoques, tels un jeune homme endormi sur la table de la salle de conférence, vêtu d’un costume de lapin, ou un funambule qui a glissé et s’accroche à son fil d’une seule main.
Comme l’écrit Judicaël Lavrador, « Elmgreen & Dragset attisent désir et frustration qu’incarne, solitaire, assis au bord du vide, ce mannequin d’un adolescent, capuche sur le crâne, mélancolique, qui, songe-t-on, pourrait aussi bien être prêt à sauter ». Spectateurs comme personnages en silicone se retrouvent dans des situations kafkaïennes, avec toujours l’impossibilité d’avoir la main, de franchir les limites imposées. Or, les artistes insistent sur le fait que « ces structures, contrairement à celles d’un jeu vidéo, peuvent toujours changer ou être interchangées. Dans une société, tant que nous acceptons les structures qui soutiennent le pouvoir, le pouvoir reste tel qu’il est ».