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L’art d’être le marchand de Modigliani
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Novembre 2023 | Temps de lecture : 24 Min | 0 Commentaire(s)

A propos de l’exposition « Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand », à voir du 20 septembre au 15 janvier 2024 au Musée de l’Orangerie à Paris.

Les marchands d’art sont à l’honneur en cette rentrée culturelle ! Et ce n’est que justice tant les artistes leur doivent souvent le succès. Le musée de l’Orangerie braque ses projecteurs sur Paul Guillaume qui su prendre Modigliani sous son aile, le musée du Luxembourg s’intéresse à l’audacieuse Gertrude Stein… Mais le thème est récurrent depuis une bonne dizaine d’années. On se souvient notamment de « L’aventure des Stein » au Grand Palais en 2011, de « Daniel-Henry Kahnweiler et ses peintres » au LaM en 2013, de « Durand-Ruel, le pari de l’impressionnisme » au Musée du Luxembourg en 2014… Comment les œuvres d’art à vendre pourraient-elles croiser le succès et trouver preneurs sans aucun intermédiaire entre les amateurs d’art et les artistes ? Les galeries d’art contemporain ont leurs ancêtres prestigieux.

« Ce sont les grands peintres qui font les grands marchands », disait modestement Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979), illustre écrivain, collectionneur et marchand d’art allemand naturalisé français en 1937. Ce à quoi Picasso répondait : « Que serions-nous devenus si Kahnweiler n’avait pas le sens des affaires ? » Derrière le nous, entendez le maître catalan lui-même, mais aussi Braque, Derain ou Vlaminck... « Et avant eux, que seraient devenus Monet, Renoir ou Pissarro sans Paul Durand-Ruel ? » interroge dans son édito Aude-Claire de Parcevaux, rédactrice en chef du magazine L’Oeil. Depuis toujours, l’art et les affaires font œuvre commune. N’en déplaise aux offusqués du pendant mercantile de l’art : les artistes contemporains sont des êtres humains, et ils ont donc besoin de gagner de l’argent pour vivre.

« Tout au long des XIXe et XXe siècles, les Goupil, Tanguy, Bernheim, Vollard, mais aussi Wildenstein, Maeght, Lambert, Templon et tant d’autres ont joué un rôle crucial dans la promotion des artistes émergents, non seulement en exposant leurs œuvres, en les conseillant, en leur faisant profiter de leurs réseaux, mais aussi en leur apportant un soutien financier direct », écrit la rédactrice en chef. « Certes, les temps ont changé, mais on a peine à imaginer aujourd’hui qu’un Ambroise Vollard ou un Leo Stein, par exemple, assuraient à leurs protégés une rémunération, que leurs tableaux se vendent ou non, pour leur épargner tout souci matériel et leur permettre de se consacrer à leur art. » Voilà qui fera rêver tous les artistes d’aujourd’hui !

Et Aude-Claire de Parcevaux de suggérer au passage aux instances muséales de penser aussi à rendre hommage un jour à Jeanne Bucher, la galeriste sans laquelle Nicolas de Staël, mis à l’honneur actuellement au Musée d’Art moderne de Paris, n’aurait jamais trouvé atelier et logement pendant la guerre. La marchande d’art française lui organisa également sa première exposition personnelle à la Libération, nous permettant aujourd’hui d’admirer une œuvre incomparable.

Mais c’est à « Comment Paul Guillaume a lancé Modigliani » qu’est consacrée ce mois-ci la rubrique « L’Oeil de l’amateur – 6 clés pour comprendre », confiée à la journaliste Isabelle Manca-Kunert.

Première clé : « Un précieux protecteur ». C’est en effet sur les précieux conseils du marchand d’art Paul Guillaume qu’Amedeo Modigliani (1884-1920) s’est remis à la peinture qu’il avait totalement délaissée au profit de la sculpture. Conscient qu’il serait plus facile en pleine Première guerre mondiale d’acheter des couleurs et des toiles plutôt que du marbre, mais aussi de vendre des tableaux incarnant la quintessence de la bohème parisienne plutôt que de lourdes sculptures, le galeriste loue un atelier à Montmartre pour son nouveau protégé. Les portraits aux yeux immenses et aux visages ovoïdes rencontreront effectivement  le succès que l’on sait.

Deuxième clé : « Un visionnaire de l’art moderne ». Paul Guillaume vient juste d’avoir 23 ans quand il croise le chemin de Modigliani. Un ami commun, le poète Max Jacob (1876-1944) les a mis en contact. L’artiste italien vient de perdre son mécène, le docteur Paul Alexandre, parti au front. Il est dans une misère noire, et voit en Paul Guillaume un ange tombé du ciel. Un véritable visionnaire de l’art moderne. Il le représente d’ailleurs en 1915 dans son plus beau costume, dandy inspiré et engagé, et baptise son tableau Novo Pilota, ou « Pilote de la modernité ». Il faut dire que Paul Guillaume a été formé par Guillaume Apollinaire, lequel lui a permis de fréquenter les principaux cercles artistiques et littéraires du Tout-Paris. Le jeune galeriste fondera d’ailleurs la revue Les Arts à Paris.

Troisième clé : « Un sens affûté de la publicité ». Le jeune Paul Guillaume ne laissera pas ses origines modestes l’empêcher d’ouvrir sa première galerie d’art dès 23 ans dans le prestigieux quartier de l’Elysée. Il est l’un des premiers à faire filmer des reportages sur ses expositions d’art contemporain et à utiliser ce que l’on commence à nommer « la réclame ». Fin communicant, il n’hésite pas à utiliser les portraits que Modigliani, devenu aussi son ami, a fait de lui, pour se faire reconnaître comme marchand des avant-gardes, autant que pour faire connaître son protégé.

Quatrième clé : « Des centaines de portraits du Tout-Paris ». Impressionné par la réussite de son galeriste, Modigliani suivra toujours ses conseils avec bonne grâce. Ainsi exécutera-t-il sans broncher plusieurs centaines de tableaux et de dessins pour faire le portrait de jeunes femmes et personnalités incontournables de la scène parisienne. Succès garanti, surtout après l’exposition de ses nus qui fit scandale en 1917 à la galerie d’art Berthe Weil, et qui fut d’ailleurs censurée.

Cinquième clé : «  Un mécène qui a le sens des affaires ». La façon dont Paul Guillaume gère les œuvres d’art à vendre de Modigliani révèle son exceptionnel sens des affaires. Plus d’une centaine de toiles, une cinquantaine de dessins et une dizaine de sculptures du maître italien lui seraient passés entre les mains. Il vendait les œuvres directement sorties de l’atelier, ou les rachetait aux collectionneurs ainsi qu’à l’autre marchand de Modigliani, Léopold Zborowski, entretenant ainsi sa cote sur le marché de l’art et assurant sa renommée en France autant qu’à l’étranger.

Sixième clé : « Une passion commune pour l’art premier ». A voir dans le magazine L’Oeil la photographie d’un masque anthropomorphe Ngon Ntang du XIXe siècle, exposé au musée de l’Orangerie, on comprend tout de suite l’influence des statuettes africaines et océaniennes dans l’œuvre de Modigliani. Paul Guillaume partage à ce point la passion des artistes d’avant-garde pour l’art premier qu’il va jusqu’à leur prêter ses collections pour les inspirer. Il sera également le premier à organiser des expositions faisant dialoguer peinture et sculpture contemporaines avec l’art extra-occidental. Un Marchand d’art, certes, mais un pionnier aussi.

 

Illustration : Amedeo Modigliani (1884-1920)
Elvire assise, accoudée à une table, 1919
Saint-Louis, Saint Louis Art Museum
© Image Courtesy of the Saint Louis Art Museum

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