Elles ont la cote
A propos des artistes femmes dont la cote grimpe en flèche aux enchères.
André Breton voyait en elle la « folie lucide » que Michelet attribuait à la figure de la sorcière. Qu’aurait pensé Leonora Carrington (1917-2011) de la folie qui s’est emparé des acheteurs d’œuvres d’art le 15 mai de cette année chez Sotheby’s, à New York, lorsque sa tempera intitulée Les Distractions de Dagobert s’est envolée à 26,3 M€ alors qu’elle avait été estimée entre 11 et 17 M€ ? La cote de la peintre et poétesse surréaliste atteignait ce jour-là son record mondial. Et détrônait même Salvador Dali !
Certes, cette toile est emblématique dans l’œuvre de l’artiste mexicaine d’origine anglaise, et il est heureux qu’elle appartienne désormais aux collections du Malba (Museo de Arte Latinoamericano de Buenos Aires) après être longtemps restée entre les mains d’un collectionneur privé. Tout autant qu’il est heureux que les artistes femmes remontent la pente sur le marché de l’art. Mais cette adjudication record en dit tout de même très long sur le chemin qu’il reste encore à parcourir pour que les artistes femmes soient considérées comme des artistes tout court. Je ne peux en effet m’empêcher de me poser quelques questions : les qualités indiscutables de ce chef d’œuvre du surréalisme motivent-elles à elles seules l’enthousiasme à surenchérir des acheteurs d’œuvres d’art ? Quelle part prend dans leur décision le simple fait qu’il soit désormais « tendance » de revaloriser les œuvres d’art créées par des femmes ? Pourquoi relève-t-on comme un événement que Leonora Carrington soit catapultée dans le top 3 des surréalistes, devant Dali mais derrière Magritte encore indétrônable ? Ou bien qu’elle obtienne aussi la 5e place dans le palmarès des femmes les plus chères aux enchères, derrière Frida Kahlo, Georgia O’Keeffe, Louise Bourgeois et Joan Mitchell ?
En réalité, il est hallucinant de constater à quel point le marché de l'art a historiquement sous-évalué les œuvres des artistes femmes par rapport à celles de leurs homologues masculins, et ce, malgré leur talent et leur contribution significative à l'histoire de l'art. On ne peut donc bien sûr que se réjouir de constater que cette dynamique a commencé à évoluer au cours des dernières décennies, avec une reconnaissance croissante des artistes femmes et une augmentation de la demande pour leurs œuvres.
Pendant des siècles, les artistes femmes ont été marginalisées, exclues des grandes écoles d'art et des réseaux de collectionneurs. Les œuvres d'artistes comme Berthe Morisot, Mary Cassatt ou encore Artemisia Gentileschi étaient assez systématiquement éclipsées par celles de leurs contemporains masculins, les préjugés sexistes et les normes sociales ayant longtemps contribué à cette sous-représentation. L’effort conscient qui est fait pour rectifier cette inégalité est louable. De nombreuses institutions artistiques, galeries d’art, et maisons de vente aux enchères ont commencé à promouvoir davantage les artistes femmes. Des expositions ont été organisées pour mettre en lumière les contributions historiques et contemporaines des femmes dans l'art. Par exemple, des artistes comme Yayoi Kusama ou Cindy Sherman ont gagné en notoriété, et leurs œuvres atteignent désormais des prix élevés lors des ventes aux enchères. On l’a vu, certaines artistes femmes ont récemment battu des records de vente aux enchères, ce qui reflète leur reconnaissance croissante. Par exemple, une œuvre de Louise Bourgeois a été vendue pour plus de 32 M€ en 2019, établissant un record pour une sculptrice femme. De même, Jenny Saville a vu l'une de ses œuvres vendue pour près de 12 M€ en 2018, un montant record pour une artiste vivante à ce moment-là.
Comme l’écrit Beaux Arts Magazine dans son numéro estival, « ce phénomène de rattrapage, qui succède à des décennies de mise en retrait, voire d’invisibilisation, de certaines signatures, s’est encore affirmé durant les dernières grandes vacations de New York en mai dernier. Représentant 17 % en nombre de lots (14 % en valeur) en 2019 dans les ventes d’art contemporain chez Sotheby’s, la part des femmes a grimpé à plus de 42 % des lots (près de 30 % en valeur). Ainsi, un tableau majeur de la peintre africaine-américaine Faith Ringgold (décédée en avril dernier), représentant un dîner chez Gertrude Stein, a ouvert la vente de prestige d’art contemporain. « Je l’ai présenté en premier lot pour marquer cette nouvelle histoire », appuie Grégoire Billault, directeur international du département. Estimée au mieux à 900 000 €, la toile de 1991, qui a fait partie d’une rétrospective itinérante dans des musées américains de février 2022 à février 2024, s’est vendue 1,4 M€, explosant le précédent record pour l’artiste de 407 000 € en 2015. »
L’expert en art impressionniste et moderne Thomas Seydoux n’est pas dupe lui non plus : « Les femmes artistes ont d’autant plus le vent en poupe qu’il y a non seulement une réévaluation de marché sur leurs signatures autrefois négligées, mais aussi qu’elles bénéficient d’un élan de nouveauté et de redécouverte. Tandis que pour leurs confrères masculins la maturité du marché apporte une certaine fatigue et une baisse d’intérêt. » On ne va pas se plaindre que la roue tourne.
La présence accrue des œuvres des artistes femmes dans les musées et les expositions temporaires contribue bien entendu à une reconnaissance accrue et à une hausse de leur cote. Les initiatives telles que les bourses, les résidences, et les prix réservés aux femmes dans l'art ont également joué un rôle. Des mouvements tels que #MeToo et les discussions sur l'égalité des sexes ont sensibilisé le public et encouragé une réévaluation des artistes femmes. Il n’en demeure pas moins que pour l’essentiel, les collectionneurs et les investisseurs commencent surtout à reconnaître le potentiel des œuvres d'artistes femmes davantage comme des investissements sous-évalués qui peuvent offrir un bon retour sur investissement à long terme... que comme des chefs d’œuvre dont les qualités artistiques méritent à elles seules des sommes élevées. Mais puisque c’est ainsi que tourne le monde, réjouissons-nous déjà de ce temps des records. Et attendons qu’un jour il n’y ait même plus de statistiques établies entre œuvres d’art à vendre par des femmes et œuvres d’art à vendre par des hommes…
Article écrit par Valibri en Roulotte
Illustration : Leonora Carrington, Les Distractions de Dagobert (1945). Courtesy Sotheby's.