« Par le regard, on peut tout transformer »
A propos de Martha Jungwirth honorée par deux grandes expositions, au Palazzo Cini à Venise jusqu’au 29 septembre et au Guggenheim de Bilbao jusqu’au 22 septembre.
Pour être honnête, les reproductions des tableaux de Martha Jungwirth me laissent parfaitement de marbre. Peut-être faudrait-il que je me retrouve sans filtre face à ses œuvres d’art abstraites pour pouvoir les apprécier, pour pouvoir éventuellement ressentir quelque chose à la vue de ces taches de couleurs vives qui n’atteignent pas ma sensibilité par transmission sur papier glacé dans le magazine d’art contemporain Artpress de ce mois de septembre. Je ne doute pas qu’elles puissent dégager une force, une sorte de puissance lorsqu’on est devant la toile qui en est maculée. Ce n’est sûrement pas pour rien que l’une de ses œuvres d’art s’est récemment vendue presque 26 000 euros… Mais bon, cote ou pas sur le marché de l’art contemporain, moi, nada, je ne vibre pas. Et figurez-vous que désormais, ça m’embête. Eh oui : je viens de lire l’interview de Martha Jungwirth par Laure Adler dans Artpress justement… et je l’adore !
Je trouve magique de ne pas être sensible à des œuvres d’art à vendre, puis de faire la connaissance de l’artiste… et de soudain tomber en amour pour cette grande dame au point d’avoir passionnément envie d’aimer aussi son travail. D’aimer surtout cette petite fille née en 1940 à Vienne, qui a grandi dans les faubourgs de Kaisermühlen, uniquement élevée par sa mère et sa grand-mère, laquelle l’empêchait de traîner dans la rue avec les « fripons » en lui fournissant livres et crayons de couleur, s’inquiétant de sa passion pour la betterave rouge, dont la couleur la fascinait tellement qu’elle en mettait partout, au point d’envisager de la conduire chez un psychiatre. « A l’époque, je me colorais les lèvres avec du jus de betterave. Je ne connaissais pas le mot psychiatrie mais ça ne me disait rien qui vaille », explique Martha Jungwirth à son interlocutrice. Cette femme est hilarante. Et en découvrant un peu plus loin que, jusqu’à la mort de son mari critique d’art, conservateur de musée et photographe, son oeuvre était complètement méprisée au seul prétexte qu’elle était supposée n’être là que parce qu’elle était « la femme de »… ça me donne encore plus envie de défendre son travail ! Comment ça, ce n’est pas très artistique comme argument ?
« J’exposais avant de le rencontrer, mais comment dire ? A l’époque, on n’avait aucune chance en tant que femme et mon mari ne pouvait pas faire quoi que ce soit pour moi. Tout le monde m’aurait disqualifié d’avance en me réduisant à ma qualité de petite amie. D’un autre côté, cette situation était très positive car je n’ai jamais été soumise à rien, ni contrainte à m’adapter », constate gentiment Martha. Un peu triste en vrai, quand même. Voire en colère. « Ce n’est qu’après le décès de mon mari que le peintre allemand Albert Oehlen m’a découverte. J’exposais certes déjà, mais je n’étais pas vraiment reconnue par le milieu de l’art. Il ne se serait rien passé si Albert Oehlen ne m’avait pas invitée à exposer en 2010 au musée Essl, à Klosterneuburg, près de Vienne. » Mais « je vais vous raconter quelque chose. Un dimanche après-midi, j’étais à l’exposition avec des amis dans la salle où était exposé mon travail. Arrive un groupe qui profitait d’une visite guidée et le jeune homme qui travaillait comme guide – je n’oublierai jamais ce moment -, ce gamin, ce petit con, entre dans la pièce et dit : « Pas besoin de perdre son temps avec ces tableaux, la peintre ne doit sa présence ici qu’à du piston. » Voilà comment on était traité. Je voulais le gifler, mes amis m’ont découragé de le faire. J’aurais dû. Je regrette aujourd’hui encore de ne pas l’avoir fait. »
Ce qui est fou, c’est que les années ont passé mais qu’il semble que rien n’a vraiment changé. « Le directeur du Leopold Museum à Vienne souhaitait me proposer pour exposer à l’avant-dernière biennale de Venise », confie Martha Jungwirth à Laure Adler. « Il faisait partie du jury et pensait que mon travail trouverait sa place dans cette édition. Or il se trouve que la directrice du musée de Linz s’y est opposée en disant : « Mais pourquoi l’inviter ? Elle a été mariée à un directeur de musée. » » Si ça ce sont des critères artistiques, expliquez-moi ! De la part de professionnels de l’art, membres de surcroît d’un jury aussi prestigieux, voilà une attitude qui me paraît beaucoup plus grave et choquante… que de ma part à moi, n’est-ce pas ? Qu’on ne vienne pas me reprocher après ça d’aimer Martha Jungwirth pour de mauvaises raisons.
D’ailleurs, mes raisons sont réellement artistiques en fait. Comment ne pas craquer pour une artiste contemporaine qui met le dessin d’un lave-vaisselle sur le même plan que celui d’un building new yorkais ? Si en évoquant sa série Indesit, dont certains dessins ont été exposés à la Documenta 5, elle se souvient avec précision qu’elle l’a commencée le 6 avril 1974, ce n’est pas un hasard. « En 1974, je suis allée pour la première fois à New York. L’envie de faire cette série de dessins est venue d’une exposition d’architecture au Museum of Modern Art où figuraient des dessins de Mies van der Rohe. Ces dessins m’ont vraiment fascinée, et le souvenir de cette ville, tout cela m’a bouleversée. En rentrant chez moi, j’ai ouvert le lave-vaisselle et l’intérieur m’est apparu comme une construction architecturale. Si je n’avais pas vu New York et les dessins de Mies van der Rohe, je n’aurais jamais regardé le lave-vaisselle de cette manière, parce que c’est un objet sans valeur esthétique. Mais, par le regard, on peut tout transformer. Notre esprit travaille par association d’idées, et alors quelque chose de banal devient tout autre chose. » Ce n’est pas artistique ça ?
Moi en tout cas, je ne regarde plus mon lave-vaisselle de la même façon depuis que j’ai dévoré cette interview de Martha Jungwirth. Je comprends qu’elle travaille avec ce qui s’imprime sur sa rétine, avec les traces que ce qu’elle lit, vit ou regarde y laisse. Comme l’asperge de Manet ou les pieds difformes de Baselitz. Elle cite aussi De Kooning, Joan Mitchell… Laure Adler lui parle de Louise Bourgeois, de Marlène Dumas… Et je la comprends tout autant lorsqu’elle confie qu’elle ne peut plus dessiner au sol parce qu’elle a désormais trop de mal à se relever ! Vous voyez ce que je veux dire ? Martha Jungwirth est une humaine absolument touchante. Alors je suis sûre que si je peux voir un jour ses tableaux « en vrai », ils me toucheront aussi.
Article écrit par Valibri en Roulotte
Illustration : Martha Jungwirth
Sans titre, de la série Australidelphiens
(Ohne Titel, aus der Serie Australidelphia), 2020
Huile sur papier, marouflé sur toile
241,5 x 330,9 cm
Collection particulière, Londres
© Martha Jungwirth, Bilbao, 2024
Photo Charles Duprat