
Décodé pour vous dans ART PRESS

Les liens du sens
à propos de l'exposition Chiharu Shiota The Soul Trembles au Grand Palais jusqu'au 19 mars
Ce qui est pratique dans une exposition de Chiharu Shiota, c'est que l'on peut parler en même temps - et à propos d'une même œuvre - de peinture et de sculpture ou d'installation. Car l'espace où l'artiste japonaise dispose ses objets est une œuvre en soi, un tableau. Et un tableau 3D pour être précis comme si peindre une surface ne suffisait pas. Il faut que le tableau nous englobe. Il faut que le tableau soit tout. Et c'est dans ce tout que se tissent les liens du sens. Les liens qui matérialisent et mettent en relief les relations et mouvement de dimensions immatérielles comme la lumière et le son qui donnent, dans une composition spatiale, sa raison d'être à la disposition « picturale » des choses, chaussures, chaises, barques, lits, valises, clés… du grand bazar de Chiharu Shiota. On peut, comme le fait Michela d'Ecclesis dans Art Press voir dans ces petits arrangements des fils d'Ariane, de Parques ou d'Arachné. Mais, sans même accéder à la dimension du symbole, on peut aussi très prosaïquement voir dans ces trames la représentation artistique des relations qu'entretiennent entre eux les éléments hétérogènes d'un « tableau ». Comme cette trame noire reliant les chaises désertes de In Silence disposées en auditorium silencieux face à un tableau muet. Les liens sont ici des notes ou des traces de notes disparues comme des queues de comètes qui relient en faisant sens les éléments solitaires et brulés en un tout dont ils rendent la structure visible. Chiharu Shiota sculpte ce qu'elle ne pourrait pas peindre. Comme si elle tissait la trame d 'une toile sans cadre dans l'espace.
Illustation : In silence de Chiharu Shiota (2002 – 2024)
De l'art du curateur
à propos de l'exposition En el aire conmovido de Georges Didi-Huberman à la Reina Sofia de Madrid jusqu'au 17 mars puis du 7 mai au 28 septembre au CCCB de Barcelone
On envisage généralement sous un angle documentaire le travail d'un curateur, une curatrice ou commissaire d'exposition. Il s'agit de trouver voire de retrouver une logique, un ordre des choses pour disposer selon un trajet cohérent les œuvres dans l'espace. Vécu comme une création en soi, le travail de Georges Didi-Huberman revêt une tout autre dimension. Le concept global de l'exposition préexiste en quelque sorte aux œuvres qu'il est censé mettre discrètement en vedette. Envisagée comme le troisième pan d'un triptyque, la nouvelle exposition imaginée, rêvée puis réalisée par Georges Didi-Huberman se distingue une fois de plus par l'hypertrophie contagieuse de sa teneur anthropologique, philosophique et littéraire. Tout part de l'idée de duende qui court comme un fil conducteur entre les quelques trois cents œuvres de cent cinquante artistes composant l'exposition. Le duende, popularisé par le poète Federico Garcia Lorca, serait ce moment où le torero, et comme lui l'artiste, embarque son public vers son propre ravissement ignorant tout risque, tout danger. C'est ainsi que la partition du Bonheur de la mélancolie de Beethoven cohabite avec des images criantes de La Rabbia de Pier Paolo Pasolini. Dans un mélange de sensibilité et de sensualité, le Duende mis en scène par Didi-Huberman mène de la mort à la vie selon le joli mot d'Annabelle Gugnon d'Art Press. Le duende est le moment où l'art naît. Le propos ici n'est pas innocent il s'agit en fait de proposer une approche de la politique non seulement par des textes et des idées mais aussi par les images et les gestes. Cultivé, le travail de Didi-Huberman n'en est cependant pas purement intellectuel. C'est au contraire par des sensations et des émotions qu'il produit des effets de sens grâce à des ralentis, des boucles et autres surimpressions. Qu'il passe de Klein à Goya ou de Brecht à Heartfield, c'est toujours d'un jeu esthétique que naît une découverte théorique. Avec une finalité utopique : faire naître l'espoir du désespoir. Tout le défi de notre époque.
Illustration : Anthropométrie dans titre d'Yves Klein (1928)
Feminin is beautiful
Le travail sur les expositions de groupes féminines de la curatrice Dorothée Dupuis démarre au début des années 2000. La love story entre féminisme et art vivant remonte évidemment aux années 1970. Mais c'était pour faire de ces expositions, selon Dorothée Dupuis « un gadget de marché qui transforme en marchandise le social et renforce le statut symbolique – et commercial - des artistes hommes qui y participent ». Dans les années 2000 l'heure a sonné pour les artistes femmes de se réapproprier ces événements. Phare dans le désert, en 1976-77, l'exposition fondatrice Women Artists : 1550-1950 avait néanmoins enfoncé un clou en posant qu'il y avait de tout temps eu des artistes femmes mais que toute visibilité leur était refusée par principe. Une relecture de l'histoire s'imposait. Ce travail de révisionnisme a été entrepris dans les années 1990 par des historiennes féministes comme Nochlin, Griselda Pollock, Lucy Lippard, Aline Dallier-Popper, Catherine Gonnard et Élisabeth Lebovici. Deux écoles apparaissent. La première se revendique féminine et féministe jusqu'au bout des pinceaux, à l'image de WACK ! Art and the Feminin Revolution et Global Feminisms. La seconde avec elles@centrepompidou ne visait ni à démontrer qu'il existe un art féminin ni à produire un objet féministe. Subtilité française ou refus de contester par l'universalisme l'ordre établi d'une société fondée sur des inégalités d'héritage colonial et patriarcal ? Les mauvaises langues l'emportent. Mais l'école américaine n'est pas, elle non plus, exempte de critiques, Global Feminisms produisant un impérialisme féministe voire un féminisme blanchissant dans un monde encore largement arriéré car masculin. C'est dans ce contexte qu'apparaît aujourd 'hui le concept de commissariat d'exposition féministe. Son but principal est d'aider à comprendre et déconstruire, afin de les changer, les relations de pouvoir liées au genre qui existent dans ce milieu. C'est ainsi qu'il devient possible de toucher l'histoire de l'art, pilier de notre culture hégémonique. La poursuite de cette cause rencontre forcément la lutte contre d'autres inégalités fondées sur la race, la classe ou le handicap. Ce qui montre clairement que le problème réel doit être pensé globalement en termes d'inégalité. Le commissariat d'exposition peut se livrer à un travail de « dépatriarcalisation » depuis le choix des thèmes de regroupement des œuvres jusqu'aux techniques muséographiques elles-mêmes. Horizontale, la curation prone ainsi une « imagination » radicale qui se refuse à dissocier la représentation de l'institution, l'art de la vie.
Illustration : Artiste féminin singulier (2009-2011) par Agnès Thurnauer
Article écrit par Eric Sembach