
Vu pour vous dans L 'ŒIL

Une peintre modèle
Dans sa jeunesse, Suzanne Valandon a fait du street art avant l'heure, étant trop pauvre pour peindre ailleurs que sur les murs avec autre chose que des bâtonnets de charbon. Elle fut ensuite une éphémère artiste de cirque jusqu'à ce qu'un grave accident de trapèze l'éloigne des chapiteaux. Devenue modèle à succès pour nombre de peintres parisiens de par sa plastique et son aptitude à garder une pose pendant des heures, elle en profite pour s'enquérir de leurs trucs et astuces techniques. Elle ne rêvait en effet que d'une chose : passer de l'autre côté du pinceau. Repérée par Lautrec, elle est vilipendée et moquée par Renoir qui voyait les femmes comme trop terre à terre pour faire preuve d'un don d'imagination. Suzanne dessine des scènes du quotidien, le bain, le travail des blanchisseuses, ses chiens, ses chats, ses amants. La nudité est un thème récurrent mais jamais idéalisé dans une optique réaliste qui explique un style de dessin marqué par un trait à le fois brut et souple. Elle peint les gens pour les connaître. Ce style plus dessiné que peint saura séduire Degas qui l'encourage à se présenter au Salon de la Société nationale des beaux-arts dont elle sera la première femme admise en 1894. Malgré les tourments que lui crée son fils Maurice Utrillo aussi alcoolique maladif que peintre de talent, Suzanne Valendon connait un succès dépassant les frontières françaises. Elle devient parallèlement la première peintre à avoir immortalisé un homme nu avec un Adam et Ève censuré au Salon d'automne. Mais la critique la loue et elle ne craint pas les adversités. C'est ainsi qu'elle rajoute des feuilles de vigne et restaure sans états d'âme les parties intimes lacérées de ses deux personnages. Ce regard sans fard sur la nudité de l'homme autant que de la femme en a changé et dédramatisé l'image publique. À fille facile rien de complexe. La nudité n'a pour elle rien de sacré. La preuve : son odalisque de la Chambre bleue est ainsi habillée et non nue comme le voudrait la tradition. Elle n'en est pas moins une icône de l'indépendance féminine avec sa cigarette crânement vissée aux lèvres. Suzanne Valandon aime se trouver là où on ne la cherche pas. Elle s'est ainsi peinte poitrine nue à 70 ans dans son dernier autoportrait. Et finalement, lorsqu'elle était sur le point de s'éteindre, fière de son trajet, elle a écrit sur le vase central de la nature morte composant son dernier tableau : « Vive la jeunesse » !
Illustration : la Chambre bleue par Suzanne Valandon (1923)
Figures libres
à propos de l'exposition Disco au Palais de Tokyo du 12 juin au 7 septembre
Qui a dit : le style, c'est l'homme ? En tout cas, si l'on se réfère à Vivian Suter, le style n'est sûrement pas la femme. Artiste libre, la peintre argentino-suisse ne respecte aucun règle à commencer par les siennes. Vous la pensiez figurative, la voici abstraite. Mais sa peinture peut tout aussi bien se faire géométrique, voire lettriste. Certaines de ses toiles ont une grande réserve de blanc. D'autres aucune. Et elle en fait voir de même de toutes les couleurs à ses pigments. Voici des ocres, jaunes et bruns très nature. Et voilà des bleus, des verts et des violets dignes des expressionnistes allemands. Ses expositions ne structurent en rien cette joyeuse diversité. Les toiles avec cadre y côtoient des toiles sans. Aucune proximité n'est signifiante. Ni en termes thématiques ni en ordre chronologique. Les techniques les plus diverses se mélangent et certaines toiles s'affranchissent même de tout mur pour être suspendues sans façon dans l'espace. Que dire alors de cette artiste qui s'ingénie à tout faire pour ne pas avoir de style ? N'est-ce pas en principe la raison d'être d'un créateur, d'une créatrice, d'avoir une patte, une marque de fabrique voire une vision de l'art qui lui appartiennent en propre ? Et à propos de patte, pourquoi la dernière exposition en date de Vivian Suter s'appelle-t-elle Disco ? Parce que c'est le nom de son chien qui avait posé une empreinte de patte sur une, toile négligemment laissée à l'horizontale. Le style est généralement la raison d'être d'un artiste. Sa différence par rapport à tous les autres. Son positionnement même en termes de marketing. On reconnaît une toile de Rothko à trois kilomètres de distance. Elles - se ressemblent toutes, elles ont un air de famille. Pareil pour les sculptures de Niki de Saint Phalle. Et rien ne ressemble plus à un Matisse qu'un Matisse. Mais un tableau de Vivian Suter ? Le monde de l'art serait finalement plus traditionnaliste qu'il ne l'imagine. Il aime mettre des étiquettes. Avec Vivian Suter, c'est différent. Ce n'est pas l'artiste mais l'œuvre qui compte. Il n'y a pas de vision de la peinture mais le plaisir d'une pratique sans cesse renouvelée et nourrie de la vérité du moment. Constater que des toiles laissés à l'extérieur ont été victimes d'une intempéries peut donner l'idée que les suivantes vont être réalisées en restant exposées aux caprices du temps. Leurs marques seront conservées ; L'inspiration vient de l'instant. Des sensations. Des perceptions. Il ne reste finalement qu''une seule constante dans ce monde et ces œuvres en perpétuel changement : Vivian Suter peint. Autre chose, autrement, mais elle peint. Mutatis mutandis, n'est-ce pas exactement ce qu'un peintre est censé faire ?
Illustration : Vivian Suter - Disco © Vivian Suter
Prière de détester
à propos de l'exposition " L'art dégénéré Le procès de l'art moderne sous le nazisme" au musée national Picasso du 18 février au 15 mai
En principe, on expose des œuvres d'art afin de leur donner une chance de rencontrer un public qui les aime. Mais tous le monde ne pense pas les choses ainsi. En 1937 fut organisée une série d'expositions dont la principale à Munich intitulée Entartete Kunst consacrée à l'art « dégénéré » afin de susciter le dégoût des masses pour plus de 600 œuvres parmi les 20 000 confisquées à des collectionneurs par les autorités nazies.Que leur reprochait-on ? Elles révélaient « l'âme de la race juive » ou procédaient à un « sabotage délibéré des forces armées ». Parmi les artistes à damner figuraient pas moins que Max Beckman, Marc Chagall, Otto Dix, Vassili Kandinsky, Plaul Klee et Vincent Van Gogh. L'exposition fut un succès !
Illustration : George Grosz, Metropolis, Huile sur Toile, 1916-1917, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid
Article écrit par Eric Sembach