Acte de naissance de l'abstraction
Qui a inventé la peinture abstraite ?
Kupka ? Delaunay ? Picabia ? Ou Kandinsky comme le soufflent les manuels officiels.
Le magazine l'Œil fait très fort d'entrée en posant cette question de fond dès la couverture de son numéro de juin. Comment passer à côté ? On pressent à la seule lecture de cet énoncé que la réponse ne sera pas Kandinsky. Zut, il va falloir qu'on révise notre histoire de l'art du début du 20ème siècle.
C'est dommage car on aimait bien cette anecdote voulant que le grand Vasily ait expulsé une fois pour toutes l'objet à représenter de la toile en préférant un de ses tableaux entreposé rangé tourné à 90 degrés par rapport à sa position « normale ». Il était charmant de penser que la peinture se soit affranchie de la dictature classique de la mimesis à la suite d'un simple décalage d'un tableau figuratif. Tout un symbole.
La datation au carbone 14 des œuvres susceptibles de constituer la première pierre de l'édification de l'art abstrait ne constitue pas le seul critère pour dire qui fut le premier à marcher sur la lune de l'art pictural. Quel fut le premier cerveau à avoir formulé l'idée que l'on peut très bien faire un tableau rien qu'avec des formes et des couleurs. Parce que finalement, peindre aujourd'hui, c'est cela.
Il y eut, dans ces années 1910, toute une flopée de textes théoriques écrits par Kandinsky, Kupka, Mondrian, Larionov ou Malevitch. Ces documents demandent à être pris en compte aujourd'hui comme on regarde à la loupe la photo du finish d'une course hippique pour savoir savoir quel cheval a franchi la ligne en premier.
À propos, qui a inventé le rock'n'roll ? Elvis, Chuck Berry ou Ike Turner ? Sur la base de pensées théoriques ? Difficile à dire. Eh bien, c'est encore pire pour la peinture abstraite ! Kandinsky semblait avoir mené la danse en faisant suivre la publication de son traité sur l'abstraction Du spirituel dans l'art par l'exposition de Composition V à Munich en 1911 entouré par le groupe Le Cavalier bleu. Suivirent dans la foulée en 1912 Picabia avec La Source, Léger avec La Femme en bleu et Kupka avec Amorpha. |
Les positions semblaient claires jusqu'à ce que Kupka évoque une de ses œuvres antérieures intitulée Nocturne. Mais Picabia ne fut pas long à sortir de derrière se fagots un Caoutchouc de 1909 censé mettre tout le monde d'accord. Y compris les auteurs d'œuvres antidatées. Ambiance. Cela prouve au moins que tous avaient conscience de l'importance de ce qui s'était passé.
Décès des pionniers concurrents, guerre des veuves…vient ensuite une époque que l'on préfèrera oublier car elle fait tache dans le carnet mondain de la naissance de la peinture abstraite. Le culte du héros fondateur solitaire d'un mouvement plus grand que lui touche ici sa limite. L'Œil invite à s'en détacher au profit de l'étude plus large d'un contexte intellectuel favorable à l'éclosion de nouvelles idées. Contexte lui aussi quelque peu idéalisé dans la version officielle qu'a retenue l'histoire. Avec éradication au passage de toute la dimension spirituelle pourtant inhérente à la démarche artistique d'un Kandinsky comme d'un Mondrian ou d'un Kupka.
Et voilà que surgit de cette nuit empreinte de spiritisme une peintre suédoise du nom de Hilma af Klint. Problème : elle semble devoir coiffer tout le monde sur le poteau en ramenant la naissance de la peinture abstraite à 1906. Cherchez l'erreur : elle peignait en quête de matérialisation de l'âme et de géométrie sacrée de l'univers. Pas très compatible avec l'abstraction « sérieuse »
Qui dit pire ? 1860 ! Cinquante ans avant Kandinsky , une certaine Georgiana Houghton, prétendument inspirée par les esprits de Titien et du Corrège voulait « restaurer le pouvoir de la communion avec l'invisible. » par sa peinture non figurative. Incompréhension des gens de son siècle garantie. De quoi ébranler notre vision matérialiste actuelle de la peinture abstraite.
Créations textiles et donc minorées par la critique du Bauhaus et de Sonia Delaunay, sculptures et objets de Sophie Taeuber-Arp… Nombre d'autres œuvres laissées dans l'ombre méritent d'être associées à cette grande recherche en paternité plus maternité des origines de la peinture abstraite.
Tout cela est sûrement vrai, injuste voire lamentable. Mais on du mal à oublier cette petite histoire du tableau rangé de travers dans l'atelier mythique d'où tout serait parti. Elle a quelque chose d'éminemment pictural. C'est une si belle figuration de la naissance de l'abstraction.
Illustration :
- Vassily Kandinsky -Composition V -1911
- Frantisek Kupka - Amorpha - 1912
- Francis Picabia - La Source – 1912
- Fernand Léger - La Femme en bleu - 1912