Comment aimer Beuys en 2021
« Profession : artiste. Mentalité : activiste. » ARTactif ne pouvait rester indifférent à lecture de ce titre d'article consacré par Connaissance des Arts à Joseph Beuys. Sujet délicat s'il en est pour un critique de 2021. Sujet piège même. Intéressant donc.
Car voilà qu'on rencontre dans le même homme tout ce que notre époque aime et tout ce qu'elle déteste chez un artiste. Aujourd'hui, on vote en nombre pour la simplification de l'abstrait et on dézingue sans se poser de questions l'intellectualisation du concret. Or Beuys était un artiste engagé aux côtés des Verts de son temps avec le projet de se rendre maître des échanges avec la nature. Il nourrissait parallèlement une vision très démocratique de l'art lorsqu'il affirmait « Tout un chacun est un artiste ». Les adeptes de la bien pensance artistique ambiante devraient donc l'adorer.
Mais, dans le même temps, ce bon Joseph n'a pas arrêté de livrer des œuvres dans lesquelles « l'artiste s'efface derrière un anonymat anti-individualiste » quitte à les nimber d'un hermétisme symbolique dont son vécu et sa mythologie personnelle constituent les seules clés. Avec un unique prisme objectif permettant d'y entrer sans décodeur, la lutte constante dans son travail artistique « oscillant sans cesse entre rigide et malléable. Il testera toute sa vie les « interactions biologiques et théorie des fluides ». Que cet artiste au cheminement mental chamanique ait pu aussi être sensible à une logique scientifique doit poser un gros problème moral et intellectuel à notre époque où seul l'intuitif n'est pas jugé immoral.
Alors comment faire comprendre et aimer Beuys aujourd'hui ? Valérie Bourgault relève ce défi avec brio dans le numéro de juillet de la revue Connaissance des Arts. Elle ressuscite l'intérêt du projet artistique de Joseph Beuys… en le racontant ! Tout simplement. Et le pire, c'est que ça marche. On la suit lorsqu'elle nous narre d'où est né l'intérêt de l'artiste pour des matériaux fétiches comme la graisse et le feutre. C'est badigeonné de graisse et enroulé dans une couverture de feutre qu'il fut miraculeusement sauvé du froid par des Tatars après le crash de son avion en mission pour le 3ème Reich. La vie. La chaleur. Fluide dessus et solide autour.
Il s'agit au contraire de sublimer des matériaux comme la graisse et le feutre dont Beuys recouvrait volontiers les pianos. Ils sont « symboles récurrents de guérison et de régénération." Et c'est pareil pour tous les autres matériaux en lesquels le chamane Beuys a trouvé matière à créer des œuvres d'art. Du cuivre à la cire d'abeille en passant par les téléphones et les animaux morts.On comprend mieux son œuvre intitulée Chaise en graisse. Une chaise en graisse ??? Oui, mais ce titre est peu surprometteur car il s'agit en fait une banale chaise en bois dont l'assise est recouverte d'un simple coussin de graisse dans lequel se trouve implémenté un thermomètre. La graisse. Notre graisse. Nous posons cette matière animale sur le bois d'une chaise en nous y asseyant. Mais c'est elle qui, détachée de nous et déposée sur l'assise à notre place, vient nous interdire paradoxalement de nous assoir sur cet humble siège devenu œuvre. Et comme habitée par l'artiste. Il serait inconvenant donc de nous asseoir sur ces genoux. La graisse aidant, ça ferait tache. |
Comme si à partir de la mort, évitée in extremis, Joseph Beuys avait repensé la vie. D'où le titre, sans doute, de sa performance mythique Comment expliquer l'art à un lièvre mort ? Nature morte vivante. Sauvée in extremis.
Illustrations :
- Joseph Beuys - Chaise en graisse – 1964-85
- Joseph Beuys - Infiltration homogène pour piano à queue - 1966