PÉBÉ
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A propos de Cézanne

8. LES "BLANCS" DE CEZANNE Voici l'intégralité du texte cité en introduction de ma page pour ceux qui désirent en savoir plus. Dans sa quête picturale, il semble bien que Cézanne ait rejoint la démarche des peintres chinois et ce, à plusieurs niveaux, plus particulièrement dans son regard sur les paysages qu'il avait sous les yeux et bien évidemment, la montagne Sainte-Victoire. Avant toutes choses, il nous faut dire de quelle notion de vide nous allons parler ici. Puisque nous voulons mettre en parallèle le paysage cézannien et le Vide, il va sans dire que nous avons à faire là, à une notion du Vide qui n'est pas "le vide" au sens occidental du terme puisqu'en principe, si nous disions que "la Sainte-Victoire est représentative du Vide", à l'étonnement succéderait certainement l'incrédulité. Il nous faut donc avant tout commencer par dire ce que nous entendons ici par vide, si ce que nous voulons voir là n'est pas "rien" ou encore l'absence de matière, de présence. Il s'agit bien de regard. D'un regard culturel sur un phénomène qui a une dimension physique mais également psychologique.   la Sainte Victoire en été Du vide en Occident Lorsque l'on parle du vide en occident, culturellement notre regard est d'ordre physique ou esthétique. Gilles Sautter(1) qui dès le début de son exposé se demande si "regarder un paysage c'est, jusqu'à un certain point, au plan individuel comme au plan culturel, se regarder soi-même" après un détour par Lacan (2) qui offre l'intérêt d'être proche de notre préoccupation via la Chine. À propos de Cézanne, il pose la question de "l'esthétique de l'espace" ce qui est souvent le regard qui est posé sur son oeuvre. Et il nous semble pertinent d'aller au-delà. Il aborde avec Giono le questionnement du rapport physique à l'espace et le citant dans un passage de "Colline" -un lien s'établit qui me rattache à l'espace, et l'espace à moi-même. Je suis en rapport avec l'ensemble des choses dont je fais partie-. Ce qui l'amène à y voir un rapport "sur l'espace totalement ouvert" de la liberté. Quelle liberté y a-t-il là-dedans, quel sens lui donne-t-il ? Nous ne le saurons malheureusement pas. Et s'il est psychologique, notre regard sur le vide en Occident nous parle d'angoisse, de perte. Nous allons donc quitter le côté "terre à terre" du physique et aller voir du côté psychique à travers une citation de J.P. Ferrier qui dans "Leçons du territoire" nous parle du peuple méditerranéen comme d'un peuple de terrains et citant un proverbe « loue la mer mais reste à terre » nous parle de la mer qui -offre, depuis les hauteurs proches, ses plans sombres que bordent les lumières des maisons et des villes de la civilisation d'aujourd'hui, on a quelquefois l'impression d'être au bord du monde et de dominer le "vide".- Dans ce pays de terrien qu'est la Provence, la mer représente ce vide qui angoisse, attitude qui ne commencera qu'à évoluer avec, entre autres, le romantisme qui au XIXe siècle va inciter à chercher le lien "affectif" avec la nature et de fait entre sommets inviolables et océans démontés; ces "vides" sources d'angoisses vont peu à peu changer de nature à travers le regard qui leur sera porté. Au vide en Extrême-Orient À l'opposé, de par son histoire, la Chine à travers la philosophie taoïste et une approche pragmatique a depuis longtemps jeté un regard sur le vide qui est, dans sa dimension culturelle, celle que la physique moderne porte, c'est-à-dire que le vide est plein. Il porte. Il structure le monde. L'image qui en est donnée est celle du souffle qui porte dans le vide entre Ciel et Terre, capable de fournir du souffle à volonté, inépuisable. (Chap. V et XI du Lao-Tseu). Le vide est efficace au même titre que le moyeu de la roue, le vase ou la maison parce que ce sont des réceptacles. Il est invisible mais il porte le monde par son efficacité, comme le Vide entre Ciel et Terre. Image symbolique mais également réalité physique. Et d'une autre façon, si l'on dit "faire le vide en soi", c'est cherché à être comme le vide de l'univers, être rempli de ce souffle qui porte en lui l'essence de la vie. C'est en ce sens que l'on peut parler de plein. Plein de l'énergie vitale qui anime le monde. C'est dire que ce vide est source de vie et l'on est bien loin de l'idée de peur, de crainte, d'angoisse. Il s'agit bien d'une démarche inverse de celle de l'Occident, parce que bâti non pas sur une construction du monde engendrée par la notion de "Bien face au Mal" -Caïn et Abel-, mais au contraire vers une origine de "complémentarité et d'équilibre". Le bien et le mal sont en tout et tout est bien et mal ensemble. "Fou-hi et Niu-koua", le couple mythique fondateur des Chinois est cette complémentarité. Deux personnages liés par des "queues de sirènes", construisant le monde par "l'équerre et le compas" tenu dans chacune de leur main et sortant de l'eau, origine de l'univers. Image forte s'il en est. Notre regard sur le vide a donc pris deux mille ans de "retard", car dès le départ, ce regard s'est établi sur une vision du monde à travers un prisme religieux qui a voulu voir des dualités plutôt que des complémentarités. Plutôt que de regarder la nature et d'en recueillir des leçons, ce que nous apportera "le Siècle des Lumières", le monde sera construit sur une vision déformée de la nature et tous les raisonnements qui en découleront seront évidemment entachés par ce regard déformé. Il nous faudra bien du temps pour s'en convaincre et le modifier. Le regard de Cézanne À sa façon, Cézanne va poser sur le paysage, ce regard autre, ce regard qui veut voir au-delà des apparences, mais surtout avec des interrogations à des niveaux qui remettent en questions aussi bien les techniques de dessin que les notions de perspectives. Il est rejoint en cela par Matisse qui, lui, "parle de l'éternel conflit du dessin et de la couleur. Par ailleurs, il nous dit: "Dans le dessin, même formé d'un seul trait, on peut donner une infinité de nuances à chaque partie qu'il enclot (...) Il n'est pas possible de séparer dessin et couleur (...) Le dessin est une peinture faite avec des moyens réduits. Sur une surface blanche, avec une plume et de l'encre, on peut, en créant certains contrastes, créer des volumes; on peut, en changeant la qualité du papier, donner des surfaces souples, des surfaces claires, des surfaces dures sans mettre ni ombres ni lumières." (3) Mais revenons à Cézanne et son regard sur le paysage. Il entre à ce moment-là, mais sans le savoir, dans le domaine de réflexion qui le place en vis-à-vis des peintres chinois pour qui la peinture est un acte sacré, c'est le moyen par excellence "pour révéler les mystères de l'univers". (4) Mais c'est également, en dehors de ces problèmes d'ordre technique, ce rapport à l'univers qu'il entrevoit avec cette question des "blancs" dans sa peinture. Ce que certains ont appelé la "respiration cézannienne" et qui chez lui est le résultat de sa démarche. À travers ce qu'il appelle "le modulé", il veut "traduire à la fois l'apparence et la structure des choses". Mais il reste un doute en lui, une "impuissance à exprimer certains aspects de la réalité". C'est alors qu'il "adopte une attitude très originale: puisque, en peignant, il se voit confronté à ce questionnement sans réponse, il en conclut que cette impossibilité même fait partie de son sujet". Par respect pour la réalité et pour préserver sa théorie, il se doit d'intégrer cette dimension dans sa peinture. Ainsi apparaît le blanc de la toile, cette "respiration cézannienne". On retrouve là le "souffle vital" tel que le vide dans la peinture chinoise est défini. "En face du Plein, le Vide constitue une entité vivante. Ressort de toutes choses, il intervient à l'intérieur même du Plein, en y insufflant les souffles vitaux. Son action a pour conséquence de rompre le développement unidimensionnel, de susciter la transformation interne et d'entraîner le mouvement circulaire. C'est bien à partir d'une conception originale de l'univers, de type "organiciste", qu'on peut appréhender la réalité de ce Vide." (5) Rupture avec le XVIIIe Cette respiration cézannienne se trouve inscrite dans sa quête de peindre sur le motif, dans les rapports entre le ton et la lumière. Dans le combat qu'il mène à travers son travail sur le motif, il ne confond jamais cette recherche de "vérité" et la quête de "l'illusion de la réalité" qui est plus pour lui une question d'habileté, que d'une approche de l'harmonie de l'ordre naturel que peu nous donner à voir un paysage. Il fait référence alors à la tradition du paysage qui en Occident et pour la France prend ses racines au XVIIIe s. Il y avait deux catégories de paysage selon "l'Académie des Beaux-Arts et les riches clients de l'époque", le paysage héroïque et le paysage champêtre, ce qui au XVIIIe et jusqu'à la première moitié du XIXe siècle verra le premier dominer comme genre selon les conceptions de Claude Lorrain et Gaspard Dughet. 6 Par contre dans la seconde moitié du XIXe c'est le second qui prend une place prépondérante. À ce moment-là, l'intérêt pour le paysage est l'héritage de l'École de Barbizon. Mais pour les impressionnistes qui s'en inspireront via la peinture d'un Corot, c'est en supprimant les "connotations romantiques et morales".(6) C'est l'abandon également des principes de la perspective qui jusque-là avaient fondé la construction de la peinture de paysage tels que définis depuis 1800 dans les "Éléments de perspective pratique" de Valenciennes. La grande rupture qu'introduiront les impressionnistes ne sera pas tellement de l'ordre de l'esthétique, ce que semblent mettre en avant certaines critiques de l'époque sur le manque de fini ou les sujets traditionnels, mais bien plutôt, et c'est là que Cézanne marque vraiment une rupture profonde, un tournant par un regard "plus philosophique que topographique".(7) En diminuant l'importance du site, Cézanne montre bien que, tout en travaillant beaucoup en extérieur, il se préoccupe surtout des rythmes du paysage. Il s'agit de savoir le pénétrer, d'en comprendre la réalité profonde. Ce qu'il entrevoit dans cette réflexion à propos de "ses blancs", ce moment qu'il ne faut pas transgresser sous peine de voir tout son travail remis en cause. Lorsqu'il explique au jeune peintre Émile Bernard que: "Au fur et à mesure que l'on peint, on dessine; plus la couleur s'harmonise, plus le dessin se précise. Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. Les contrastes et les rapports de tons, voilà le secret du dessin et du modelé... La nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu'en surface, d'où la nécessité d'introduire dans nos vibrations de lumière, représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés, pour faire sentir l'air...(8) Parallèle avec la Chine. Nous retrouvons la même quête avec des moyens qui se résume au pinceau et à l'encre dans la peinture chinoise. Que nous dit François Cheng à ce propos: "l'encre noire, par ses infinies nuances, semble suffisamment riche aux yeux du peintre pour incarner toutes les variations de couleurs qu'offre la nature. L'Encre-Pinceau peut rendre vivante. Leur union intime d'ailleurs est souvent symbolisée par l'union sexuelle". À propos du trait, il nous dit "il est à la fois forme et teinte, volume et rythme, impliquant la densité fondée sur l'économie de moyens et la totalité qui englobe les pulsions mêmes de l'homme. Par son unité, il résout le conflit que ressent tout peintre entre le dessin et la couleur, la représentation du volume et celle du mouvement.(9) Faisant référence à la peinture du XVIIIe en France, nous faisions remarquer que Cézanne s'inscrivait dans le décalage, à propos de son regard sur le paysage, entre la recherche de "la vérité" et la quête de "l'illusion de la réalité". Un regard plus philosophique que topographique. Il n'est pas inintéressant de relativiser ce phénomène, cette quête du regard qui va bouleverser la peinture occidentale lorsqu'il nous apparaît que la Chine a vu se produire un phénomène assez similaire à l'époque T'ang, vers le VIIIe siècle, avec ce qui sera défini plus tardivement comme l'opposition entre l'école du Nord et celle du Sud. Ainsi, un auteur réputé(10) de l'époque "déplorait chez la plupart des artistes de son temps le souci excessif et prédominant de l'exactitude et de la ressemblance extérieure, qui leur faisait négliger l'essentiel, l'harmonie du souffle". Il définissait ainsi l'école du Nord par le détaillé, le soigné, l'analytique, l'historié, par le dessin continu et la couleur brillante. Et parlant de l'école du Sud, de celle de l'abrégé, du synthétique, du dépouillé, du spontané, et exprimant par la maîtrise du pinceau et de l'encre calligraphique le souffle vital et le mouvement de la vie intérieure. Il faisait alors référence au représentant le plus fameux de cette tendance, le peintre Wou Tao Tseu. (11) Ceci pour dire que la peinture chinoise n'a pas eu un parcours monolithique et que, à l'instar de l'Occident, l'Extrême-Orient malgré une apparente unicité, que la distance spatiale ou culturelle peut induire, a vécu tout comme l'Europe des bouleversements. Par contre, même si l'époque Song reste "la référence", la ligne de conduite, le fil conducteur reste la pensée, la philosophie taoïste. L'importance et le rôle des principes qui y sont énoncés structurent toute la peinture chinoise depuis ses origines. L'approche d'un Cézanne sera un des éléments déclencheurs du changement de notre regard sur le paysage. Il nous faudra donc attendre le début du XXe siècle pour voir se rejoindre des regards extrêmes à travers un support comme la peinture. De l'influence de la peinture sur l'urbanisme Cette peinture qui avec un Picasso, entre autres, continuateur s'il en est de Cézanne, va profondément modifier les regards non seulement sur la peinture, mais bien évidemment, par extension, sur le paysage urbain. La perception va se déstructurer, s'élever, multiplier ses angles de vues. La perspective classique, qui ponctuellement va perdurer dans la composition urbaine, va avec les nouveaux moyens de déplacement exploser, mais sans le support d'une philosophie qui lui donnerait une cohérence, à l'image de la peinture chinoise qui malgré les hauts et les bas de l'histoire, va permettre à cette peinture de se développer dans une cohérence qui ne s'est pas démentie. Alors que les remises en question sur l'espace urbain ne vont être que d'ordre techniciste ou mercantiliste, ce qui nous amènera à des interrogations sur le bien fond‚ des démarches élaborées depuis l'après-guerre, sur la base des concepts des CIAM. La relation de l'homme à son espace, théoriquement appréhendée dans les discours, mais complètement niée dans la réalité, va apparaître d'une manière éclatante comme la clé de voûte du paysage urbain. Pour reprendre Augustin Berque (12) nous dirons que la Terre demande à être pensée dans son habitabilité et celle-ci se retrouvera, à l'échelle de la ville, dans la façon dont on va appréhender la mise en forme de l'espace, espace qui peut être perçu comme un "paysage urbain". Et cet espace va devoir se construire, à l'instar de la peinture, par touches successives et par un traitement de l'espace qui devra s'inscrire dans la réalité non seulement économique mais aussi sociale, politique. Et si comme il est pratiqué depuis cinquante ans, ce traitement de l'espace fait fi de l'homme, nous serons en face d'un tableau qui a la prétention de représenter la réalité, mais qui en fait ne sera que le reflet de cette réalité. Nous serons dans cette illusion que dénonçait Cézanne à propos de la peinture du XVIIIe siècle en France ou les peintres du Sud par rapport aux peintres du Nord dans la Chine du VIIe siècle. Le souffle vital en est absent, c'est-à-dire l'homme dans sa réalité quotidienne, dans sa relation au monde, à l'autre. Il n'est plus sujet mais un simple objet parmi d'autres objets. Un produit de consommation consommant. Au lieu de vivre l'espace, il en sera consommateur et par retour, cet espace le consommera. En d'autres termes, en pensant à l'expression d'espace vital (qui peut avoir pour certains une connotation négative, mais il faut la dépasser) nous dirons à propos de l'espace vécu que: "Le concept d'espace vécu remonte à Husserl, dont le Lebensraum a inspiré jusqu'à l'existentialisme. Il le faut prendre au sens fort: l'espace vécu est non seulement l'espace de vie, celui que l'on pratique, mais l'espace tel qu'il est vécu, ressenti bien plus encore que perçu, hanté et habité, avec tous ses affects. Il est fait de lieux, d'édifices et de personnes et aussi de signes et de repères, de pulsions et de répulsions, de souvenirs et de projets."(13) Pour terminer, nous dirons avec A. Berque que "nier les lieux, c'est nier l'essence humaine de ceux qui les habitent. En traitant l'espace de l'habitation selon les principes d'une simple rationalité physique, les grands ensembles issus du mouvement moderne en architecture ont fait régresser l'écoumène, en deçà même de la biosphère, au niveau ontologique de la matière de la planète. S'agissant d'habitants humains, ce genre d'architecture est insoutenable éthiquement.(14) Nous pouvons élargir la notion d'architecture de l'habitation à l'architecture de la ville pour reprendre Alberti disant que: la maison c'est la ville et la ville la maison. Regardons la Sainte-Victoire et méditons cette image que nous renvoie Cézanne avec ses blancs qui doivent permettre la respiration de sa peinture avec en vis-à-vis un Shih-t'ao dont le vide anime et structure la sienne.